AU LUTIN QUI BOUFFE
Texte de Maude Bouchard-Dupont
https://ville.montreal.qc.ca/memoiresdesmontrealais/le-restaurant-au-lutin-qui-bouffe-de-linsolite-au-drame
Ouvert dans les années 1930 ce restaurant fut fermé en 1972 après un incendie.
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Au Lutin Qui Bouffe était situé au 753 boulevard Saint-Grégroire (côté Nord) face à la rue Saint-Hubert. Le renommé restaurant français Au lutin qui bouffe accueille des convives pendant plus de 30 ans dans une atmosphère des plus joyeuses. Nourrir au biberon un cochon, voilà l’une des excentricités de l’établissement!
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Nommé d’abord Au lutin, le restaurant est officiellement baptisé Au lutin qui bouffe en 1938. Deux ou trois porcelets âgés d’entre trois jours et un mois font déjà office de mascottes. Dans les débuts, ils se promènent librement dans la salle à manger, à la grande surprise des clients qui découvrent parfois, sous la table, un porcelet à la recherche de restants de nourriture. Mais après la guerre, les petits cochons n’ont plus autant de liberté. La raison en demeure inconnue. Les porcelets sont alors entrainés à rester bien tranquilles sur une petite table roulante, sur laquelle ils font le tour du restaurant, attendant patiemment d’être nourris au biberon.
Wilfrid Pelletier, Au Lutin qui Bouffe, Le Soleil, 4 mai 1947 (BAnQ)
Au milieu des années 1940, le duplex voisin est démoli pour laisser place à une deuxième tourelle, donnant au restaurant l’aspect d’un petit manoir rustique. Suivant les plans de l’architecte Charles Grenier, la superficie du restaurant triple, occupant une bonne partie du quadrilatère formé par les rues Saint-Hubert, Resther et Saint-Grégoire et la voie ferrée.
Salle à manger, Architecture Bâtiment Construction, 1948 (BAnQ)
À l’intérieur, la spacieuse salle à manger peut accueillir plus d’une centaine de clients. S’agençant avec les poutres apparentes et le plafond bas, le mobilier de la salle à manger est composé de lourdes chaises en bois et de tables recouvertes de nappes à carreaux. Plusieurs reproductions de paysages champêtres ornent les murs immaculés. Au centre, un grand foyer de pierre réchauffe l’atmosphère. Le tapis épais étouffe le pas vif des serveurs.
Dans les années 1940, Montréal est connue partout en Amérique du Nord pour l’excellence de sa cuisine française. Le menu du Lutin qui bouffe ne fait pas exception : soupe à l’oignon au gratin en entrée, cuisses de grenouilles à la provençale, huîtres à la casserole, ris de veau à la financière, homard thermidor en guise de plat principal, suivis du fromage et de la crêpe parisienne. La cuisine à la française attire une clientèle d’ici et d’ailleurs. À son passage à Montréal en 1942, Antoine de Saint-Exupéry ne manque pas l’occasion d’aller manger au fameux restaurant. Incapables de prononcer le nom de l’établissement, mais friands de cuisine française et de souvenirs cocasses impliquant un porcelet, les Américains se contentent de demander au chauffeur de taxi de les amener « to the restaurant with the little pig ».
Le Soleil, 21 mars 1950 (BAnQ)
Au Lutin qui Bouffe subi des lourds dommages par le feu, l’eau et la fumée le 21 mars 1950 après qu’un incendie se soit déclaré dans sa cuisine. Les seules pertes de vie que l’on rapporte sont celles des petits gorets mignons qui, depuis plusieurs années, se remplaçaient pour circuler à travers les tables des clients. Les deux petits gorets ont été grillés à mort*.
Le Petit Journal, 25 juin 1950 (BAnQ)
Dans ce restaurant français au décor rustique, où les chanteurs d’opérette divertissent la compagnie, « on se croirait volontiers en plein Montmartre! », résume bien le journaliste du Bulletin des Agriculteurs, Jean Robitaille.
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Grand amateur d’art, le propriétaire et chef cuisinier Joseph McAbbie expose de nombreux tableaux dans son restaurant ainsi que dans une galerie d’œuvres d’art installée dans son établissement. Il engage de jeunes artistes en devenir, comme le peintre Paul Vanier Beaulieu, comme garçons de table. Ces derniers cherchent souvent à gagner un peu d’argent pour s’envoler en Europe pour étudier. Après son décès soudain en 1953, McAbbie laisse en héritage une fondation venant en aide aux jeunes artistes de l’École des beaux-arts, intégrée à l’UQAM en 1969. L’obtention d’une des bourses de la fondation étant un insigne honneur, « rares sont les étudiants [du module d’art plastique] qui ignorent le nom de Joseph McAbbie », peut-on lire dans le journal de l’UQAM en 1990.
Le Canada, 22 janvier 1953 (BAnQ)
Joseph McAbbie connaît une fin dramatique à l’âge de 59 ans. Après la fermeture, le 18 janvier 1953, le patron qui habite à l’étage reçoit l’appel d’un de ses clients dont l’épouse a oublié son sac dans les toilettes du restaurant. Sans se méfier, le propriétaire ouvre la porte à des voleurs, quatre hommes et une femme. Tenant McAbbie en joue, les malfrats menacent de le tuer s’il ne leur livre pas le contenu du coffre-fort, censé contenir 10 000 $. Après une empoignade, le restaurateur est sérieusement blessé par balle à la tête. Les voleurs s’enfuient avec une somme bien moindre que prévu, quelque 3500 $ : 2000 $ proviennent du coffre-fort, 1000 $ du tiroir-caisse et d’une bague orné d’un diamant, selon les sources du Montreal Gazette. Agonisant sur son lit d’hôpital, McAbbie réussit à décrire ses assaillants aux policiers avant de succomber à ses blessures le 21 janvier 1953.
L’escouade des homicides de la Sûreté de Montréal menée par l’habile Henry Bond lance immédiatement l’enquête. Hautement médiatisée, l’affaire marque la décennie 1950.
Le Devoir, 9 février 1962 (BAnQ)
En 1950, le restaurant Au lutin qui bouffe est une affaire prospère, estimée selon certains à quelque 500 000 $. Après le décès tragique de Joseph McAbbie, l’établissement est acheté par l’influent homme d’affaire Jean-Louis Lévesque, qui devient aussi propriétaire en 1957 de l’hippodrome Blue Bonnet. Voulant réinventer le restaurant, les acquéreurs qui se succèdent par la suite cherchent de nouveaux moyens pour attirer la clientèle. Les artistes lyriques Colette Boky, Yvon Coutu, David Elliot Serkim, entre autres, se produisent sur une petite scène aménagée dans la salle à manger. Comme au cabaret La Cigale, les convives du Lutin qui bouffe prennent un verre ou un repas, bercés par la musique de Carmen, de La Traviata ou de La Bohème. Pas étonnant que l’on y croise le maire Jean Drapeau, grand passionné d’opéra!
La galerie d’art accueille des expositions d’œuvres telles que 50 aspects de Montréal par 32 artistes du Québec. Mais, malgré les efforts, le charme de l’établissement semble s’étioler. En 1971, le Chicago Tribune parle du Lutin qui bouffe comme d’un restaurant pour touristes « overpriced ».
Le Devoir, 28 septembre 1972 (BAnQ)
Un incendie détruit Le Lutin qui Bouffe le 27 septembre 1972. Le restaurant est une perte totale **.
Aujourd’hui, un concessionnaire d’automobiles occupe l’emplacement de ce restaurant unique qui a laissé bien des souvenirs cocasses et mémorables.
Cet article est paru dans la chronique « Montréal, retour sur l’image », dans Le Journal de Montréal du 11 décembre 2016. Il a été revu et augmenté pour sa parution dans Mémoires des Montréalais.