La Petite-Bourgogne: berceau du jazz montréalais
Le Club Terminal, situé dans la Petite-Bourgogne de Montréal entre 1932 et 1940, fut un haut lieu du jazz et de la vie nocturne afro-montréalaise, incarnant à la fois la créativité, la résilience et les tensions sociales d’un quartier en pleine effervescence.
“Le Terminal était le genre d’endroit où tout pouvait arriver. J’ai vu Johnny Hodges venir ici et emprunter mes instruments. J’ai aussi vu ce gars aux joues gonflées, Dizzy Gillespie, venir ici. Duke Ellington est venu ici et il s’est assis derrière le bar. C’était un endroit très connu.”
Mynie SuttonSaxophoniste alto et chef d’orchestre canadien

Oscar Peterson, BAnQ Cote : P833,S2,D4322. Fonds La Presse – Archives nationales à Montréal. Id: 656384
1. La Petite-Bourgogne : berceau du jazz montréalais
Entre les années 1920 et 1950, le quartier de la Petite-Bourgogne s’impose comme un haut lieu de la culture noire à Montréal, au point d’être surnommé le « Harlem montréalais ». Berceau d’une communauté afro-canadienne dynamique, le quartier devient le cœur battant du jazz dans la métropole, accueillant dans ses clubs des légendes telles que Louis Armstrong, Ella Fitzgerald et le jeune Oscar Peterson. Cette effervescence artistique et sociale fait de la Petite-Bourgogne bien plus qu’un simple quartier : un symbole de résistance, de fierté et de créativité dans l’histoire urbaine montréalaise.1
2. Une réalité sociale difficile, mais vibrante
La Petite-Bourgogne était un quartier défavorisé, fait de vieilles maisons délabrées et de petits commerces en mauvais état. Une fumée épaisse, émanant des trains tout proches de la gare Windsor et des voies du CP, enveloppait les rues. Les maisons penchaient, les trottoirs étaient sales, et le secteur semblait oublié du reste de la ville. Pourtant, malgré la misère, la vie persistait : le soir venu, la musique s’échappait des cabarets et des clubs, et le jazz offrait un peu de lumière à celles et ceux qui y vivaient.1
3. Une communauté unie face à l’adversité
Située à proximité des grandes gares, la Petite-Bourgogne attirait de nombreux travailleurs noirs originaires des États-Unis, de la Nouvelle-Écosse et des Antilles britanniques. Ensemble, ces groupes représentaient près de 40 % de la population noire de Montréal. Face à la pauvreté et au racisme, la communauté a su s’organiser en fondant des institutions clés telles que le Women’s Coloured Club of Montreal (1902), l’Union United Church (1907) et le Centre communautaire des Noirs (1927).2

Congrégation de l’Église Union United. Date inconnue. Photographie offerte par Nancy Oliver-Mackenzie. Érudit.
4. Le « Harlem du Nord » : trois clubs noirs de la rue Saint-Antoine
Selon The Montreal Negro Community (McGill, 1928) de Wilfred Emmerson Israel, trois « clubs nègres » étaient actifs sur la rue Saint-Antoine dans les années 1920, entre les rues Windsor et Mountain, tous gérés par des Noirs et à propriété privée :
Le Utopia Club
• Origines : Fondé en 1897 sous le nom Recreation Key Club (rue St. James), il s’établit en 1922 au 176, rue Saint-Antoine.
• Rôle : Un des premiers centres socioculturels de la communauté noire, bien avant l’essor du jazz à l’époque de la prohibition.
Le Nemderloc Club
• Nom : Ouvert en 1922; « Colored Men » à l’envers, selon une tournure familière de l’époque.
• Particularités : Le plus célèbre des trois, réputé pour ses orchestres, ses soirées dansantes et ses jeux d’argent — il faisait l’objet de fréquentes descentes de police.
Le Standard Club
• Historique : Ouvert en 1914 au 80, rue Saint-Antoine, déménagé en 1917 au 144a, rue Saint-Antoine, après un incendie.
• Clientèle : Majoritairement des ouvriers (notamment des porteurs de train). On y servait repas simples, café, billard et camaraderie.
Ces trois établissements formaient le noyau du « Harlem du Nord » montréalais, un lieu d’échanges culturels où musiciens noirs et clients de tous horizons se côtoyaient librement — et légalement, contrairement à l’Amérique sous prohibition.3
5. Une réputation controversée
La Petite-Bourgogne souffrait d’une réputation de quartier dangereux, entre altercations violentes, vols et précarité, bien que ces affirmations restent difficiles à vérifier. Le chroniqueur Al Palmer affirmait que le quartier comptait plus de bars illégaux que tout autre secteur de Montréal. Selon lui, les troubles venaient moins des résidents que de visiteurs blancs, parfois armés d’ouvre-bouteilles, qui opéraient des blind pigs (bars clandestins). Ces lieux attirèrent une clientèle douteuse, contribuant à ternir injustement l’image du quartier.1
6. Une ségrégation subtile, mais réelle
Contrairement aux villes du sud des États-Unis, Montréal ne pratiquait pas de ségrégation légale. Cependant, une forme de ségrégation de fait — plus sournoise, mais tout aussi réelle — persistait. Les Noirs se voyaient souvent refuser l’accès à certains commerces, emplois ou logements, et leurs enfants étaient souvent relégués dans des écoles sous-financées.4
7. Le Standard Club (1914-1931)
Parmi les établissements autorisés de la Petite-Bourgogne figurait le Standard Club, ouvert en 1914, qui deviendrait en 1932 le Terminal Club. Il offrait une rare alternative légale aux bordels, bars sans permis et salles de jeux clandestines.1,5,6
En 1931, un différend entre ses copropriétaires, James B. Harris (un homme métis) et Rubin Denis Saunders (un homme noir), tourne au drame : Saunders abat Harris de deux balles. L’année suivante, le Standard Club est rebaptisé Terminal Club.7,8,9

Découpures provenant de l’album-souvenir de Myron Sutton. Collection Myron Sutton, Université Concordia.
8. Le Club Terminal (1932-1941) : un lieu pas comme les autres
Le Terminal Club était un club exubérant, chauffé par des poêles à ventre bombé. Malgré une réputation sulfureuse, il attirait une clientèle aisée et présentait des spectacles audacieux. Son cocktail maison, le Tobago Teaser, préparé par le barman Wilfy Crooks, était réputé « écarter les orteils à chaque gorgée ». Le directeur Jelly Roll King, ami de Duke Ellington (dont la belle-sœur habitait Montréal), y recevait du beau monde.1,10,11
On trouvait des jeux illégaux au troisième étage, des filles de chœur au deuxième, et le meilleur poulet frit en ville au rez-de-chaussée. Le jazz y résonnait jusque tard dans la nuit, ponctué parfois de bagarres ou de coups de feu.12
Un simple hymne comme God Save the King suffisait à provoquer une bagarre entre clients anglophones et francophones, les uns s’indignant que les autres ne se lèvent pas. Rufus Rockhead, ayant observé ces tensions, bannira ces chansons de son propre établissement.13

Rockhead’s Paradise, BAnQ.
9. L’essor du Rockhead’s Paradise (1928-1980)
En 1928, Rufus Rockhead, ancien porteur de train jamaïcain, acquiert un immeuble à l’angle des rues Saint-Antoine Ouest et de la Montagne. Il y ouvre d’abord une taverne, puis transforme les étages supérieurs en cabaret. C’est ainsi que naît le Rockhead’s Paradise, dont le nom n’apparaît cependant dans les archives qu’à partir de 1936.14
10. Anecdote : Finky Joe et les dés
Le chroniqueur Al Palmer raconte qu’un soir, Finky Joe — seul homme du quartier à posséder un complet blanc — entra au Terminal Club et vit la femme qu’il aimait danser avec un musicien. Jaloux, il tira six balles… dans le plafond. Au-dessus, une partie de dés battait son plein. En entendant les coups de feu, les joueurs se jetèrent sur la table pour se protéger. Un moment digne d’un film noir.15
11. Mynie Sutton et les Canadian Ambassadors
Le Terminal Club devient rapidement un after-hours pour musiciens. À la fin des années 1930, Mynie Sutton y dirigeait The Canadian Ambassadors, premier ensemble de jazz structuré au Canada. Faute de moyens, le Terminal engageait parfois des versions réduites de l’orchestre, obligeant Sutton et ses musiciens à improviser. Il appelait ces formations les Swingsters ou simplement Orchestre de Mynie Sutton.12,16,17
12. Célébrités de passage
« Le Terminal, c’était un endroit où tout pouvait arriver », racontait Sutton. Il y a croisé Johnny Hodges, Dizzy Gillespie, et même Duke Ellington. À cette époque, les show girls dansaient de table en table, récupérant des billets pliés, glissés sur le rebord des tables.18,19
Sutton confiait aussi : « Il n’y avait pas beaucoup de vices au Terminal. Le champagne ? La première bouteille était vraie, les suivantes peut-être pas. »10
Après Sutton, le Will Mastin Trio prit la relève. Ce groupe incluait un jeune Sammy Davis Jr., qui s’y produisait aux côtés de son père et de son oncle.10
13. Démêlés avec les autorités
Le Terminal Club a souvent eu maille à partir avec la justice : amendes pour danse le dimanche (1934), spectacle sans permis (1935), vol de whisky après avoir ligoté le portier (1936).12,20,21
14. Déclin et disparition
Le 21 octobre 1939, La Patrie annonce la vente du mobilier du Terminal Club. Pourtant, il est encore actif en juin 1940, accueillant la vedette Mae Johnson. Il disparaît ensuite de l’annuaire Lovell dès 1942, sans explication claire.23,24,27
Son héritage sera repris par le Café St-Michel, à quelques pas, ouvert en 1940, et bien sûr par le Rockhead’s Paradise, dans un secteur alors surnommé The Corner.25

Café St-Michel, rue St-Antoine, Montréal
15. Héritage
Le Terminal Club incarne une époque de vitalité musicale et de résistance sociale dans la Petite-Bourgogne. Il fut le théâtre de spectacles mémorables, de tensions sociales, d’innovations musicales et de moments de fraternité. Malgré la pauvreté, la communauté noire y a créé des espaces de liberté et de création. Ce passé inspire encore aujourd’hui, nous rappelant l’importance de préserver ces récits.26
Sources
[1] Montreal Confidential, Al Palmer, p.65-66
[2] Wikipedia: Petite-Bourgogne
[3] The Montreal Negro Community (McGill, 1928), Wilfred Emmerson Israel
[4] Dorothy W. Williams – The Road to Now: A History of Blacks in Montreal (1997)
[5] Attempted murder of club manager, The Gazette, 30 novembre 1915
[6] Collection d’annuaires Lovell de Montréal et sa région, 1915-1916, BAnQ
[7] L’ouverture du procès de R-D Saunders, La Presse, 22 février 1932
[8] Une querelle entre associés s’est brusquement terminée par la mort de l’un d’eux, La Presse, 16 novembre 1931
[9] Statesman of the Piano, Éric Fillion, p.68
[10] When jazz was king, The Gazette, Alan Hustak, 22 février 1997
[11] Ici et là, L’Illustration Nouvelle, 4 décembre 1939
[12] The Golden Age of Montreal Night Clubs 1925-1955, Nancy Marrelli (2004)
[13] Du vide rempli de passé, Le Devoir, Serge Truffaut, 7 février 1997
[14] Nouvelle raisons sociales, Rockhead’s Paradise, Les compagnies et sociétés récemment enregistrés, Le Devoir, 10 septembre 1936
[15] Once upon a time we had stars over ourtown, The Gazette, Al Palmer, 20 septembre 1969
[16] Sideshow, The Montreal Star, Paul McKenna Davis, 28 août 1971
[17] Swinging in Paradise, John Gilmore, p.80
[18] Une histoire du jazz à Montréal, John Gilmore, p.106
[19] Swinging in Paradise, John Gilmore, p.201
[20] Terminal club fined $200 and costs, Daily Star, 9 août 1935
[21] Le gérant est ligoté et le whiskey emporté, La Patrie, 7 décembre 1936
[22] Au Terminal Mae Johnson, Le Petit Journal, 2 juin 1940
[23] Police present annual sailors gala tonight, Westmount Examier, 14 novembre 1940
[24] Collection d’annuaires Lovell de Montréal et sa région, 1942, BAnQ
[25] Wikipedia: Café St-Michel
[26] Petit-Bourgogne: Histoire du quartier sur fond de jazz, Félix-Antoine Aubin, BAnQ
[27] Avis légaux, La Patrie, 21 octobre 1939, p.47
Dernière mise à jour: 30 avril 2025
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