BAR LÉZARD
Fondé en 1987 par Jean-Denis Lapointe, le Lézard était connu pour sa scène musicale animée, ses soirées à thème et son ambiance conviviale. C'était un lieu populaire où les Montréalais pouvaient danser, profiter de rencontres sociales et d'une atmosphère décontractée. Le Lézard était également réputé pour accueillir des personnalités de renom, ajoutant à son aura et à sa réputation dans la scène culturelle de Montréal.
L’aventure du Bar Lézard aura marqué une génération qui avait encore un pied dans les années 1980 et qui fréquentait les bars pour danser, socialiser, draguer et rire, mais aussi pour y trouver des moyens d’expression culturelle dans un contexte anti-mode.
Ce texte a été assemblé par JF Hayeur avec la participation de Jean-Denis Lapointe | 28 mai 2024 |
Bar Lézard (2e), 4177 rue St-Denis, angle Rachel, Montréal.
Archive: Jean-Denis Lapointe
Jean-Denis Lapointe, le fondateur, nous explique les origines du Bar Lézard: « Edilson Spinoza et Eduardo Paz, deux Colombiens, géraient la Casa Cumbia, un bar latino au 4177 rue Saint-Denis (2e étage). Lors d’une rencontre fortuite, ils m’ont proposé de collaborer avec eux pour transformer leur bar en un établissement gay. Initialement, je doutais que le Plateau Mont-Royal soit l’endroit idéal pour ce type de bar. Je leur ai plutôt suggéré de capitaliser sur l’histoire du bar Cargo (1981-1984) qui avait occupé le 3e étage et qui avait été un lieu emblématique de la contre-culture à Montréal. »1
« Nous avons convenu de cette approche, et j’ai été chargé de concevoir le concept. J’ai d’abord cherché un nom qui refléterait leur culture latino-américaine pour qu’ils se sentent bien intégrés dans le projet. Le nom « Bar Lézard » les a enchantés, même si notre établissement était plus une discothèque, et il y avait le jeu de mots « Les Arts ». Pour des raisons de sonorité, nous avons choisi d’écrire « Bar Lézard ». »1
La pré-ouverture du Bar Lézard s’est déroulée du 28 au 30 mai 1987. À l’origine, le Lézard était dirigé par quatre associés : Edilson Spinoza, Eduardo Paz, Denis R. Paul et Jean-Denis Lapointe.1,2,3
« Grâce à mon travail aux Foufounes Électriques, où j’ai été DJ et où j’ai collaboré avec le co-fondateur François Gourd, explique Jean-Denis, j’avais acquis une expérience précieuse pour prendre la relève du feu Cargo, qui a malheureusement dû fermer ses portes après des attaques répétées des skinheads. Heureusement, ils ne sont jamais revenus. »1
L’objectif du Bar Lézard était de créer un lieu créatif, amusant, alternatif et tolérant – une discothèque remplie de personnages excentriques, de performances et d’expression artistique.1
« En quelques mois seulement, une clientèle diversifiée s’est installée, poursuit Jean-Denis, et six mois plus tard, nous attirions l’attention des médias. C’était incroyable, surtout lorsque l’on considère que nous n’avions initialement que le budget des trois premiers mois de loyer, que le propriétaire de l’immeuble avait accepté de ne pas exiger immédiatement. »1
Il convient de noter que le propriétaire de l’immeuble, Robert Spiro Zaphiratos, n’était en aucun cas impliqué dans le projet du Bar Lézard.1,2
Le Bar Lézard a roulé bon train pendant cinq ans, malgré les tentatives de plusieurs autres établissements nocturnes montréalais d’imiter le concept et de s’approprier sa clientèle.1
La formule était somme toute assez simple: un choix musical très varié et savamment concocté, en particulier par Robert de la… Gauthier, qui passait avec brio du techno au disco, de Nirvana à Dalida. Comme la clientèle était très diversifiée, tout le monde y trouvait son compte. Il y avait des employés sympathiques et colorés et des personnages extravagants dans leurs rôles de barman ou de cigarette-girl. C’est à ce poste d’ailleurs qu’a humblement commencé la drag queen Mado Lamotte qui, après la fermeture du bar Poodles, se retrouvait sans emploi.1
Il y avait aussi de la création en direct: des « splish splash peinturus » sur tableau noir et des « splish splash épidermus » sur les corps dénudés de garçons ou de filles. Ces activités ont attiré des artistes connus tels que Zilon, Éric Godin et Jacques Clément, pour nommer que ceux-là. Il y avait aussi les incontournables « Mardis Interdits », une idée osée de Robert de la… Gauthier avec des soirées thématiques où on s’amusait à créer un décor pour la soirée et se costumer pour entrer dans l’univers de Star Wars, de Batman ou d’un Garden Party bien kitch.1
Ces soirées étaient incontournables à Montréal. On venait de partout pour y assister et souvent même costumés. Il y avait aussi les « Flashback New Wave » qui étaient très populaires ou les désopilants concours de lipsync de « l’Empire des pires stars ». Mado Lamotte était devenue, au fil du temps, la présentatrice officielle et s’en donnait à cœur joie dans le rire et la dérision.1
Il est important de souligner qu’à cette époque, les drag queens n’étaient pas encore largement reconnues, du moins pas sous ce nom. Elles étaient souvent désignées comme des travesties et étaient généralement mal perçues par la société en général. Leur style de divertissement était principalement apprécié dans les cercles gais et considéré comme vulgaire et de basse classe, ce qui n’était pas totalement faux. Cependant, une nouvelle génération est arrivée, désireuse de transcender le simple travestissement. C’est ainsi qu’un mouvement surréaliste est né, incarné par des personnages excentriques comme Madame Simone, qui se métamorphosait en sundae aux cerises, lampe de salon kitsch, assiette à dinde, ou en martienne dans des soucoupes volantes en carton. D’autres artistes, chacun avec son style improbable, ont illuminé les nuits du Lézard, tels que Ivanovitch, Miklôs, Garth, Plastic Patrick, Nana de Grèce, et bien d’autres. Ces performeurs ont attiré l’attention des médias et sont devenus à la fois des phénomènes culturels et des artistes à part entière.1
L’imprévisibilité régnait en maître au Lézard. Chaque soirée pouvait osciller entre deux extrêmes, se rappelle Jean-Denis: « En août 1989, j’ai eu l’idée de créer un évènement intitulé « Un week-end à Woodstock », pour célébrer les vingt ans de cet évènement mythique. Le Lézard tout entier s’était transformé en temple du psychédélisme. Lorsque Bernard Derome a mentionné notre évènement au journal télévisé, nous avons dû rapidement modifier le titre de la soirée en « Un mois à Woodstock » en raison de l’ampleur de l’exposition médiatique. La frénésie était totale, nous refusions du monde à la porte chaque soir. »1
L’empire des pires stars
Bref, les gars du Lézard s’amusaient et gagnaient de l’argent jusqu’au jour où, en 1992, Zaphiratos, le propriétaire de l’immeuble, est venu leur rendre visite, chose rare, pour leur annoncer que la compagnie Gap souhaitait louer le rez-de-chaussée ainsi que le 2e étage (l’étage du Lézard), pour y créer une boutique branchée avec mezzanine.1
« Malgré nos protestations, le propriétaire était inflexible : nous devions déménager au 3e étage, qui était libre après la fermeture du bar vietnamien « Vu Truong Tudo » ou « La Nuit Rose » », explique Jean-Denis. Bien que ce changement leur offrait la possibilité de repartir à zéro avec un nouveau bar, un nouveau décor et une vraie loge pour les artistes, le magasin Gap a finalement changé d’avis et le rez-de-chaussée à été loué à un magasin à un dollar. Le 2e étage de l’immeuble était alors libre pour qui voulait le prendre.1
Malgré la promesse du propriétaire de ne pas louer le 2e étage à un autre bar dans le même immeuble, cette promesse a été oubliée lorsqu’il a accepté la proposition de Carl Bouchard et Marc Vigneault, deux clients qui fréquentaient autrefois le Bar Lézard. Pour le proprio de l’immeuble, le maintien de ses permis d’alcool était primordial.1
Archive: Jean-Denis Lapointe
« Les nouveaux acquéreurs avaient promis de ne pas empiéter sur notre territoire et d’ouvrir plutôt une salle de jeux, mais finalement, ils ont transformé l’espace en piste de danse avec DJ et éclairagiste. Un portier à l’entrée du deuxième palier invitait les clients à entrer, confusion profitable pour ceux qui se trouvaient dans notre ancien local du 2e étage, souvent confondus avec notre établissement déménagé au 3e étage. Il n’était pas rare que des gens rencontrés sur la rue me disent avoir passé la soirée chez nous alors qu’ils étaient…au Dogue », révèle Jean-Denis.1
Le Bar Lézard a été confronté à deux défis majeurs : la présence d’une autre discothèque dans son immeuble et la confusion résultant d’un escalier commun qui desservait les deux étages. Le Bar Lézard a eu du mal à garder son équilibre au 3e étage. Malgré plusieurs belles années, la présence du Dogue l’affectait profondément.1
« Bien qu’il n’y ait jamais eu de conflit ouvert entre le Lézard et le Dogue, nous savions que nous étions engagés dans une sorte de jeu du chat et de la souris, car nous, en haut, ne pouvions pas voir ce qui se passait dans les escaliers en dessous », explique-t-il.1
« Après deux ans, notre clientèle avait tellement changé que nous ne la reconnaissions plus. Ainsi, beaucoup de nos clients n’avaient jamais connu le véritable esprit du Bar Lézard. Malgré cela, nous avons réussi à maintenir notre popularité. Cependant, mes associés m’ont finalement avoué leur lassitude et leur désir de vendre notre commerce. Mais nous n’avions pas anticipé les obstacles dressés par le propriétaire de l’immeuble, qui a tout fait pour contrecarrer la transaction à chaque étape. Après six mois de lutte et d’incertitude, nous avons finalement dû abandonner, réalisant que la transaction serait constamment entravée. Au début de l’été 94, mes amis colombiens, qui avaient passé plus de 25 ans au Québec, sont retournés chez eux avec un sentiment amer. »1
Le propriétaire, Zaphiratos, a alors assigné un nouveau gérant pour « aider » Jean-Denis à continuer le travail qu’il faisait avec ses anciens partenaires. « Très rapidement, j’ai compris que cette collaboration ne pouvait fonctionner. En plus de ne pas avoir apprécié son intervention dans les recettes et l’organisation des soirées, nos visions étaient tout simplement incompatibles. J’ai toujours eu l’habitude d’organiser des soirées délirantes avec des spectacles farfelus et inattendus. Les autres propriétaires de bars de Montréal ne comprenaient pas pourquoi je dépensais autant d’argent pour des divertissements alors que l’affluence était garantie. Cependant, le nouveau gérant s’est rapidement opposé à mes extravagances. J’ai pris la décision de partir et de le laisser se débrouiller tout seul. »1,4
24 septembre 1994, Le Journal de Montréal
Archive: Jean-Denis Lapointe
Peu de temps après, le Lézard a fermé ses portes brièvement. À l’entrée, il était annoncé que le Lézard faisait une pause pour faire « peau neuve ». Zaphiratos était inquiet pour la survie de son permis d’alcool. « Il a donc chargé un autre de ses employés de me ramener au Lézard. J’ai été clair en stipulant que je reviendrais seulement si j’avais carte blanche pour mettre en place un nouveau concept, un cabaret novateur. On m’a promis que oui, mais à condition que nous rouvrions d’abord dans le cadre habituel pour ensuite évoluer vers ma nouvelle vision. Dans ma naïveté, j’ai cru en ces promesses. »1
Réouverture du Bar Lézard, 30 août 1994
Archive: Jean-Denis Lapointe
Le Bar Lézard a rouvert ses portes le 30 août 1994, prêt à retrouver la foule dynamique qui le fréquentait.1
« Les années passées m’ont enseigné l’importance de la surprise, de la réinvention et de la créativité », se remémore Jean-Denis. « Ce qui me stimulait, c’était de recréer l’excitation que le Bar Lézard avait autrefois suscitée, mais cela nécessitait un investissement financier auquel on n’a pas adhéré. J’aurais voulu continuer dans la voie qui nous avait toujours définis, mais j’ai réalisé que cette approche devenait trop commune, car d’autres bars l’avaient déjà copiée. J’ai donc pris la décision de quitter définitivement le Lézard. »1
En 1994, Mario Langlois, connu sous le nom de DJ Avé Mario, a décidé de reprendre le contrôle du Lézard, où il avait animé les dimanches soir avec de la musique Acid Jazz ainsi que sur la World Music depuis l’année d’ouverture du club.1
Mario Langlois explique: « Michel Roy, les propriétaires du club Belmont et moi avons envisagé d’acheter le Lézard lorsque nos amis latinos ont exprimé leur volonté de le vendre pour retourner en Colombie. Mon souhait était de les retenir et de garantir que tous conservent leur emploi. Cependant, après avoir pris les rênes du Lézard en octobre 1994, le propriétaire de l’immeuble a brusquement augmenté le loyer de 2 000 $ par mois, alors que le club générait environ 4 000 $. Après trois mois de négociations infructueuses avec le messager de Zaphiratos, nous avons décidé de quitter le Lézard en décembre 1994. Les Meyers, père et fils, ont ensuite repris la gestion du Lézard. Ils m’ont proposé de gérer le bar, mais lorsque j’ai appris qu’ils comptaient transformer le Lézard en un bar alterno rock, j’ai décliné. J’ai souligné que le Lézard avait toujours été un lieu ouvert à la diversité musicale et de sa clientèle, et que de restreindre cette liberté allait à l’encontre de sa nature. »1
Charles Marquis (Dj Morpheüs des « Black Mondays » aux Foufounes Électriques) a été l’éclairagiste du Bar Lézard à ses débuts et, après l’arrivée des Meyers, il a assumé le rôle de directeur artistique en 1995 et 1996. « C’est moi qui ai convaincu Neil Meyers (le fils) de transformer le Bar Lézard en club alterno rock. Avec du recul, je pense que j’ai poursuivi une grande aventure créative en honorant la vision du fondateur tout en ajoutant ma propre touche sombre avec les « Fetish Nights », les vendredis « Mondo Bizzarre », où j’ai ramené les artistes chorégraphes Louis Guillemette et Danielle Hubbard, que Jean-Denis avait engagés dans le passé, les soirées « Nu Wave », les concerts rock-alternatifs organisés par Dan Webster de Greenland, les soirées ska-punk de Domenic Castelli, etc. J’avais conservé beaucoup de mes contacts aux Foufs et je les ai utilisés à bon escient. Neil Meyers a rapidement compris que j’étais une petite mine d’or avec cette clientèle de 2 000 personnes. Il m’a donné le feu vert. En 1996, j’ai clôturé le dernier chapitre du Bar Lézard en beauté. Ce qui me fait toujours sourire, c’est qu’Howard Meyers (le père) a essayé de me vendre le nom du Lézard pour 100 000 $ !!! À cette époque, seules trois personnes auraient su quoi faire du Lézard : le fondateur original Jean-Denis Lapointe, Mado, et moi. Jean-Denis avait une vision d’un cabaret berlinois, personne n’y croyait. Le Lézard a été un chapitre super important dans l’histoire culturelle de Montréal, du Plateau Mont-Royal et de la scène alternative, en synchronisation avec l’ascension du Pride et voire même la dé-ghettoïsation/acceptation de la fluidité des genres au Québec. »1
Alain Gabriel, barman de la première heure, est devenu le gérant du Lézard durant la courte époque des Meyers. « Ils ont compris que Zaphiratos ne leur céderait jamais rien. Le Lézard a eu une très belle dernière érection avec ses shows érotico heavy rock du lundi, ses « Mondo Bizarre », ses « Fetish Nights » à tous les mois et tout le reste, mais les mésententes avec le propriétaire de l’immeuble ont eu raison de leur patience et sans doute de leurs profits, alors ils ont aussi décidé de quitter au bout d’un an et demi d’opération. »1
Marquis, Dj Morpheüs, ajoute : « Le pire, c’est ce type de Longueuil, Georges Flessas, qui avait ensuite pris la relève en 1996 et a déboursé 80 000 $ pour transformer le Lézard en bar rock. » Flessas était propriétaire d’une brasserie à Longueuil avec sa femme. Selon Alain Gabriel, ce fut le désastre final : « La femme de Flessas a tenté de recréer un établissement similaire à celui qu’ils avaient à Longueuil. Elle a rempli la salle de tables et de chaises, avec des salières, des poivrières et des pinottes, vous voyez le genre ? Cela a duré quatre mois. Alain Gabriel, qu’on avait repris pour être barman, n’a pas tenu le coup et a quitté au bout de quelques semaines. Après le départ de Flessas, on a finalement fini d’opérer la place sous le nom de Bar Lézard. »1
L’aventure du Bar Lézard aura marqué une génération qui avait encore un pied dans les années 1980 et qui fréquentait les bars pour danser, socialiser, draguer et rire, mais aussi pour y trouver des moyens d’expression culturelle dans un contexte anti-mode. Ce qui, pour les médias, devenait le psychotronique branché du plateau, c’était oser aller ailleurs, s’affirmer sans mode d’emploi. L’excentricité et le bizarre étaient encouragés et suscitaient l’admiration d’un monde qui traversait à contre-courant une nouvelle décennie. Le Lézard était peut-être le dernier bar de cette génération loufoque qui aimait tant s’amuser. On a souvent demandé de refaire le Lézard qui est resté dans la mémoire de ceux qui l’ont connu, mais la réponse a toujours été la même : « C’est dommage, mais il fallait être là à ce moment-là. »1
Dans le monde animé des bars à Montréal, la recherche d’établissements stables et dignes de confiance a toujours été un défi. Ce qui est populaire aujourd’hui pourrait fermer demain, tandis que les lieux discrets d’hier pourraient devenir les destinations incontournables de la ville de demain. Cette fluctuation constante contribue à la courte durée de vie de nombreux bars, ce qui entraîne une évolution perpétuelle du paysage nocturne de Montréal.5