Le Slitkin & Slotkin fut le premier véritable club de presse de Montréal, un repaire pour les amateurs de boxe et de lutte, ainsi qu’un havre pour les hommes d’affaires fatigués des clubs guindés.
SLITKIN & SLOTKIN
Le Slitkin & Slotkin était un steakhouse situé au 1235 rue Dorchester à Montréal, actif de 1945 à 1950.
Ce texte a été assemblé à partir d’archives de journaux | 17 juillet 2024 |
16 juillet 1941, The Gazette, newspapers.com
Le Slitkin & Slotkin était un restaurant qui servait des steaks et de la cuisine italienne. Mais peu de gens y allaient pour la nourriture. Les gens appréciaient l’ambiance, évoquant l’esprit de l’écrivain américain Damon Runyon, célèbre pour ses histoires new-yorkaises sur le milieu interlope des parieurs, voyous, mafieux et petits voleurs.1
Dans les années 1940, les cabarets poussaient comme des champignons à Montréal, plus extravagants et plus audacieux les uns que les autres. Les soirées se prolongeaient jusqu’aux petites heures du matin, en toute légalité, ou du moins en toute tolérance. Partout on rencontrait des personnages hauts en couleur, bizarres et souvent dangereux.2
Le centre-ville de Montréal la nuit se concentrait sur la rue Sainte-Catherine, le célèbre et mal famé boulevard Saint-Laurent (la « Main »), et la rue Dorchester (qui n’était pas encore un boulevard), bordée de boîtes de nuit et de bars ouverts toute la nuit.2
Les fondateurs du restaurant Slitkin & Slotkin, rue Dorchester, étaient les promoteurs de boxe Jack Rogers Goldberg et Lou Murphy Wyman.
Jack Rogers s’intégrait parfaitement à cette atmosphère nocturne montréalaise. Originaire de New York, il faisait partie de ces hommes qui surmontaient l’adversité grâce à un esprit astucieux et une volonté de se battre contre quiconque lui lançait un défi. Dans sa jeunesse, il était boxeur et combattait sous le titre de « The Undefeated Heavyweight Champion of Belgium ». Il a remporté ses combats, puis s’est reposé sur ses lauriers. Il n’a d’ailleurs jamais vu la Belgique. Plus tard, il a fait équipe avec le promoteur de boxe Lou Wyman et a formé un partenariat dans le milieu du sport qui a duré des décennies. La boxe était leur affaire, et ils ont beaucoup fait pour maintenir ce sport vivant à Montréal. Leurs conversations étaient si colorées qu’Elmer Ferguson, le doyen des journalistes sportifs canadiens, les a surnommés Slitkin & Slotkin en 1925. Le surnom a perduré jusqu’à la fin de leur carrière. Ils possédaient un talent exceptionnel pour découvrir de jeunes talents en boxe.3,7
Dans les années 1940, Rogers et Wyman se sont diversifiés dans le secteur de la restauration avec un autre promoteur de boxe, Jules Racicot. Le trio a ouvert The Log Cabin, au 1174 rue de la Montagne, le 26 novembre 1942. Le restaurant est ensuite devenu le Jamaica Grill le 1er mai 1945, lorsque Racicot l’a géré seul. Quant à Rogers et Wyman, ils ont déménagé dans un restaurant de spaghetti délabré, le Milano Café, situé à l’angle de la rue Dorchester, et l’ont transformé en steakhouse Slitkin & Slotkin, qui est devenu internationalement connu.3,4,8,9
Les lois sur les boissons alcoolisées étaient moins strictes dans les années 1940 à Montréal, et les conversations se poursuivaient jusqu’à l’aube chez Slitkin & Slotkin. C’était le club de presse non officiel pour les journalistes, un repaire pour les amateurs de boxe et de lutte, ainsi qu’un havre pour les hommes d’affaires fatigués des clubs guindés. En réalité, il s’agissait du premier véritable club de presse de Montréal. Chaque soir, après les matchs de hockey ou de boxe, et une fois les rédactions des journaux du matin vidées, la faune sportive et journalistique se déversait chez Slitkin & Slotkin. Des personnalités célèbres ont fréquenté l’endroit, comme Tommy Dorsey, Jackie Robinson et Frank Sinatra. Chaque nuit, et jusque tard dans la matinée, les tables étaient remplies de gens du spectacle, d’acteurs, de musiciens et de toutes les personnalités dynamiques qui ne sortent que lorsque le soleil se couche.1,3,6
Le restaurant Slitkin & Slotkin était aussi l’un des repaires du chroniqueur Al Palmer, tout comme le chic cabaret El Morocco. Gangsters et policiers — il était difficile de les différencier à l’époque — faisaient confiance au chroniqueur Al Palmer. Spécialiste de la vie nocturne montréalaise, il était ce qu’on appelait autrefois un gentleman. Brun, beau et bien soigné. Il murmurait comme Humphrey Bogart.1
Montréal n’a jamais eu de restaurant de ce type depuis, et probablement n’en aura jamais plus. Elle n’aura jamais non plus une autre personnalité comme Jack Rogers. Il était unique en son genre — une homme qui avait de la classe. Cependant, il aimait appeler les femmes des « bêtes » et leur souffler de la fumée de cigare au visage. C’était un environnement principalement masculin, bien que cela n’empêche pas les femmes de le fréquenter, y compris des dames de la haute société. Pour clarifier, c’était le type d’endroit où on pouvait amener sa compagne ou son épouse. Il n’y avait pas de racolage.6,7
Al Palmer vous dirait qu’il y a emmené Lili St-Cyr (la célèbre effeuilleuse performant dans les cabarets de Montréal de 1944 à 1951) pour boire un verre de nombreuses fois. Elle aimait cet endroit. Rogers et Wyman aimaient côtoyer toutes ces personnes. Les journalistes, les écrivains, tout le monde de la boxe, les lutteurs et de nombreux truands, petits et grands, de Frankie Carbo (mafia new-yorkaise) à Frank Petrulla (l’un des dirigeants de la pègre locale et garde du corps de Harry Davis — leader incontesté du milieu dans les années 1940), tous profitaient de l’alcool à prix raisonnable du Slitkin and Slotkin. Palmer disait aussi que Rogers connaissait tous les truands de la ville de Montréal, mais il ne parlait jamais de leurs activités criminelles.6,10
Comme le disait Al Palmer : « Jack était aussi imposant qu’un tank Sherman. Il avait une voix rude, mais il pouvait transformer une insulte en compliment. »1,3,6
Le restaurant Slitkin & Slotkin était idéalement situé sur la rue Dorchester. Les trois gares de l’époque étaient toutes à proximité, la gare Centrale ayant ouvert en 1943, Windsor et Bonaventure. Il y avait des hôtels de premier ordre, mais aussi une multitude d’hébergements de moindre qualité, y compris de nombreuses maisons de chambres, tous à quelques pâtés de maisons. De nombreux autres clubs et bars se trouvaient également dans le quartier. Comme toutes les grandes rues du monde, c’était une corne d’abondance de boissons, de femmes faciles et de tripots illicites, ce qui en faisait une cible encore plus attrayante pour la démolition par le maire puritain Jean Drapeau.4
En 1950, le restaurant Slitkin & Slotkin a été vendu et transformé en All-American Bar & Grill, l’un des premiers grands clubs de danseuses nues de Montréal.4
En 1950, Rogers et Wyman ont ouvert un nouveau club, les Folies Bergères, qui est devenu le Casino Français en 1951, situé sur le boulevard Saint-Laurent, à proximité de la rue Sainte-Catherine.5,11
Jack Rogers est décédé en avril 1967, emportant avec lui une grande partie des légendes et des récits d’un chapitre Montréalais qui aurait dû être écrit par Damon Runyon.3
Quant à Lou Wyman, il est sorti de sa retraite en 1968 pour livrer des journaux sur la ‘’Main’’. Il a toujours aimé le métier de la presse.6