Slitkin & Slotkin (Montréal)
Steakhouse mythique de la rue Dorchester, le Slitkin & Slotkin (1945-1950) fut au cœur de la vie nocturne montréalaise des années 1940 et 1950 : club de presse officieux, repaire de boxeurs, de journalistes, de gangsters et de vedettes, dans une atmosphère digne des récits de Damon Runyon. [1]
1. Présentation générale
Le Slitkin & Slotkin (1945-1950) était un steakhouse de Montréal situé au 1235 rue Dorchester. C’était officiellement un restaurant de steaks et de cuisine italienne, mais la majorité de la clientèle ne s’y rendait pas pour la nourriture. On y venait pour l’ambiance, qui évoquait l’esprit de l’écrivain américain Damon Runyon, célèbre pour ses histoires new-yorkaises sur le milieu interlope des parieurs, voyous, mafieux et petits voleurs. [1]
Rapidement, le lieu se forge une réputation de club de presse non officiel pour les journalistes, de repaire pour les amateurs de boxe et de lutte, et de havre pour les hommes d’affaires lassés des clubs guindés. Chaque nuit, après les matchs de hockey ou de boxe, et au moment où les salles de rédaction des journaux du matin se vident, la faune sportive et journalistique se déverse chez Slitkin & Slotkin. [1], [3]
2. Montréal la nuit dans les années 1940
Dans les années 1940, les cabarets poussent comme des champignons à Montréal, plus extravagants et plus audacieux les uns que les autres. Les soirées se prolongent jusqu’aux petites heures du matin, en toute légalité — ou du moins en toute tolérance. Partout, on croise des personnages hauts en couleur, bizarres et souvent dangereux. [2]
Le centre-ville de Montréal la nuit se concentre alors autour de trois axes principaux : la rue Sainte-Catherine, le célèbre et mal famé boulvard Saint-Laurent (la « Main »), et la rue Dorchester (qui n’est pas encore un boulevard), bordée de boîtes de nuit et de bars ouverts toute la nuit. Slitkin & Slotkin s’inscrit au cœur de ce triangle nocturne. [2]
3. Fondateurs : Jack Rogers & Lou Wyman
Les fondateurs du restaurant Slitkin & Slotkin sont les promoteurs de boxe Jack Rogers Goldberg et Lou Murphy Wyman. [3]
Originaire de New York, Jack Rogers s’intègre parfaitement à cette atmosphère nocturne montréalaise. Il fait partie de ces hommes qui surmontent l’adversité grâce à un esprit astucieux et une volonté de se battre contre quiconque lui lance un défi. Dans sa jeunesse, il est boxeur et combat sous le titre de « The Undefeated Heavyweight Champion of Belgium ». Il remporte ses combats, puis se repose sur ses lauriers, sans jamais avoir mis les pieds en Belgique. [3], [7]
Plus tard, il fait équipe avec le promoteur de boxe Lou Wyman et forme un partenariat dans le milieu du sport qui durera des décennies. La boxe est leur affaire, et ils jouent un rôle important pour maintenir ce sport vivant à Montréal. Leurs conversations sont si colorées que le doyen des journalistes sportifs canadiens, Elmer Ferguson, les surnomme « Slitkin & Slotkin » en 1925. Le surnom perdurera jusqu’à la fin de leur carrière. Ils possèdent un talent exceptionnel pour découvrir de jeunes talents en boxe. [3], [7]
4. Du Milano Café au steakhouse Slitkin & Slotkin
Dans les années 1940, Rogers et Wyman se diversifient dans le secteur de la restauration avec un autre promoteur de boxe, Jules Racicot. Le trio ouvre le Log Cabin, au 1174 rue de la Montagne, le 26 novembre 1942. Le restaurant devient ensuite le Jamaica Grill le 1er mai 1945, lorsque Racicot en prend seul la gestion. [3], [8], [9]
De leur côté, Rogers et Wyman déménagent vers un restaurant de spaghetti délabré, le Milano Café, situé à l’angle de la rue Dorchester. Ils le transforment en steakhouse Slitkin & Slotkin, qui deviendra internationalement connu. [3], [4], [8]
5. Ambiance, clientèle et personnages
Les lois sur les boissons alcoolisées sont moins strictes dans les années 1940 à Montréal, et les conversations se poursuivent jusqu’à l’aube chez Slitkin & Slotkin. Le lieu fait office de club de presse non officiel pour les journalistes, de repaire pour les amateurs de boxe et de lutte, et de refuge pour les hommes d’affaires fatigués des clubs guindés. En réalité, il s’agit du premier véritable club de presse de Montréal. [1], [3], [6]
Chaque soir, après les matchs de hockey ou de boxe, et une fois les rédactions des journaux du matin vidées, la faune sportive et journalistique se retrouve chez Slitkin & Slotkin. Des personnalités célèbres y passent, parmi lesquelles Tommy Dorsey, Jackie Robinson et Frank Sinatra. Jusqu’à tard en matinée, les tables sont remplies de gens du spectacle, d’acteurs, de musiciens et de toutes ces figures dynamiques qui ne sortent que lorsque le soleil se couche. [1], [3], [6]
Al Palmer, Lili St-Cyr et le milieu
Le restaurant Slitkin & Slotkin est aussi l’un des repaires du chroniqueur Al Palmer, tout comme le chic cabaret El Morocco. Gangsters et policiers — il est parfois difficile de les différencier à l’époque — font confiance à Palmer. Spécialiste de la vie nocturne montréalaise, il est ce qu’on appelait autrefois un gentleman : brun, beau, bien soigné, parlant à voix basse comme Humphrey Bogart. [1]
Palmer affirme avoir emmené à de nombreuses reprises la célèbre effeuilleuse Lili St-Cyr boire un verre chez Slitkin & Slotkin. Elle adore l’endroit. Rogers et Wyman aiment côtoyer ce mélange de journalistes, d’écrivains, de boxeurs, de lutteurs et de truands, des petites frappes jusqu’aux figures majeures du milieu, de Frankie Carbo (mafia new-yorkaise) à Frank Petrulla, l’un des dirigeants de la pègre locale et garde du corps de Harry Davis, chef incontesté du milieu dans les années 1940. Tous profitent de l’alcool à prix raisonnable du Slitkin & Slotkin. [6], [10]
Montréal n’a jamais connu un autre restaurant tout à fait comparable, et probablement n’en connaîtra jamais plus. La ville n’aura sans doute jamais non plus une autre personnalité comme Jack Rogers. Il est unique en son genre — un homme qui a de la classe. Toutefois, il aime appeler les femmes des « bêtes » et leur souffler de la fumée de cigare au visage. L’environnement est principalement masculin, mais cela n’empêche pas les femmes de le fréquenter, y compris des dames de la haute société. C’est le genre d’endroit où l’on peut amener sa compagne ou son épouse : il n’y a pas de racolage. [6], [7]
Al Palmer dira de Rogers : « Jack était aussi imposant qu’un tank Sherman. Il avait une voix rude, mais il pouvait transformer une insulte en compliment ». [1], [3], [6]
6. Emplacement et environnement urbain
Le restaurant Slitkin & Slotkin est idéalement situé sur la rue Dorchester. Les trois gares de l’époque — la gare Centrale (ouverte en 1943), la gare Windsor et la gare Bonaventure — se trouvent toutes à proximité. On y trouve des hôtels de premier ordre comme le Windsor et le Mount Royal, mais aussi une multitude d’hébergements de moindre catégorie, y compris de nombreuses maisons de chambres, le tout à quelques pâtés de maisons. De nombreux autres clubs et bars se concentrent dans le même secteur. [4]
Comme toutes les grandes rues du monde, Dorchester est alors décrite comme une corne d’abondance de boissons, de femmes faciles et de tripots illicites, ce qui en fait une cible de choix pour la campagne de moralisation du maire puritain Jean Drapeau. L’élargissement du boulevard en 1955 entraînera la disparition de nombreux bâtiments, surtout du côté sud, transformant durablement le paysage du centre-ville. [4]
7. Déclin, All-American Bar & Grill et suite
En 1950, le restaurant Slitkin & Slotkin est vendu et transformé en All-American Bar & Grill, l’un des premiers grands clubs de danseuses nues de Montréal. [4]
Rogers et Wyman ne disparaissent pas pour autant de la nuit montréalaise. En 1950, ils ouvrent un nouveau club, les Folies Bergères, qui devient le Casino Français en 1951, situé sur le boulevard Saint-Laurent à proximité de la rue Sainte-Catherine. [5], [11]
Jack Rogers décède en avril 1967, emportant avec lui une grande partie des légendes et récits d’un chapitre montréalais qui aurait dû être écrit par Damon Runyon. [3]
Quant à Lou Wyman, il sort de sa retraite en 1968 pour livrer des journaux sur la « Main ». Il a toujours aimé le métier de la presse et demeure attaché au milieu journalistique jusqu’à un âge avancé. [6]
8. Héritage et mémoire
Aujourd’hui, le bâtiment qui abritait le Slitkin & Slotkin n’existe plus. Le site a longtemps servi de stationnement avant d’être intégré à de nouveaux projets immobiliers. Pourtant, le nom du restaurant continue de revenir dans les récits de la vie nocturne montréalaise, dans les chroniques d’Al Palmer, les recherches de journalistes et d’historiens, et dans la mémoire des amateurs de boxe et de vieille ville.
Slitkin & Slotkin représente un certain âge d’or de Montréal, celui d’une ville où la vie nocturne, le sport, le journalisme, la pègre et le show-business se côtoient à quelques tables de distance. Un fragment de la métropole disparue, mais largement digne d’entrer au panthéon des lieux mythiques du centre-ville.
9. Sources
- In Ourtown’s heyday, Sugarpuss lived on Dorchester, The Gazette, Ed Bantey, 28 janvier 1990.
- Une soirée dans le Montréal d’avant Drapeau, La Presse, 16 avril 1970.
- Slotkin, The Gazette, Al Palmer, 29 avril 1967.
- Slitkin and Slotkin on Dorchester, Coolopolis.
- Un nouveau cabaret : le Casino Français, Montréal-Matin, 14 juin 1951.
- Slitkin and Slotkin well remembered, The Gazette, Bernard Dubé, 3 mai 1968.
- Newsmen recall first press club, The Montreal Star, Dusty Vineberg, 2 mai 1968.
- Brillante ouverture du club Log Cabin, Le Canada, 27 novembre 1942.
- La requête de Jack Rogers est rejetée par la Cour supérieure, Montréal-Matin, 19 juillet 1945.
- Les intouchables des années 1950 sont toujours là, Le Devoir, Jean-Pierre Charbonneau, 7 février 1973.
- The lower Main, is it on the way back?, The Gazette, Al Palmer, 26 janvier 1963.