Le complexe nocturne du 1424–1426–1428 rue Stanley (Montréal) Mystique Truxx Oxygène Glace Sphinx, etc.
Ensemble architectural et social fondamental de la vie nocturne montréalaise, le complexe Stanley constitue un laboratoire historique où se croisent scène musicale alternative, sociabilité homosexuelle, répression policière, militantisme et transformations urbaines majeures entre 1972 et le début du XXIe siècle.
1. Genèse et implantation (1972–1976)
L’ouverture du bar Le Mystique en 1972 au 1424 Stanley marque l’installation durable d’un espace ouvertement homosexuel au centre-ville de Montréal. Progressive et marginalisée à ses débuts, cette présence devient rapidement une référence communautaire essentielle.
Entre 1975 et 1976, d’autres espaces apparaissent dans l’immeuble, témoignant de sa mutation en pôle nocturne hybride : bars, restaurants, lieux de rencontre et établissements musicaux.
1.1 — Le Mystique dans Le Berdache : portrait intérieur et critique communautaire (1980)
Un article publié dans Le Berdache, journal de l’Association pour les droits de la communauté gaie du Québec, dresse un portrait sans concession du Mystique, présenté comme l’un des plus vieux bars gais de la métropole.
Pour y accéder, on descend au sous-sol de la rue Stanley : l’auteur évoque une odeur de cave renfermée, un tapis usé, des murs de stucco blanc salis et une décoration demeurée inchangée depuis des années. L’endroit est décrit comme peu invitant et « probablement aussi un des plus sales, et des plus mal entretenus » de la ville, tout en restant un point de ralliement dominical pour une clientèle fidèle.
La musique repose sur un jukebox jugé défaillant, que l’on suggère de remplacer par un magnétophone à bande ou à cassette; la sonorité est qualifiée de « creuse », au risque de faire « casser » la musique si l’on tente d’y remédier. Malgré ces lacunes, l’établissement demeure un espace de sociabilité queer important où l’on discute, flirte, danse, débat de politique, d’énergie nucléaire ou même de comédie musicale, au milieu d’une foule bigarrée.
L’article fournit également des repères économiques concrets :
- Un scotch ordinaire y coûte 1,50 $;
- Un Johnny Walker est facturé 2,75 $.
Le texte attire enfin l’attention sur des sorties de secours jugées inadéquates et note que le journal Le Berdache, autrefois disponible sur place, est désormais systématiquement jeté à la poubelle, signe de tensions entre le bar et les milieux militants. Cette description, à la fois critique et empathique, documente de l’intérieur les conditions matérielles et sociales d’un bar gai de la fin des années 1970, avant la cristallisation institutionnelle du Village.
Source : Le Berdache, no 10, mai 1980, « Le Mystique ».
2. Le Truxx Cruising Bar et la criminalisation (1977)
1977 constitue un tournant historique.
Le bar Truxx, situé au 1426 Stanley, est alors reconnu comme un lieu fréquenté par les homosexuels. Le 21 octobre 1977, une descente policière massive menée par la CUM entraîne l’arrestation de 146 hommes sous prétexte de fréquentation d'une « maison de débauche ».
Cette opération provoque une onde de choc médiatique sans précédent. The Gazette (17 novembre 1977) parle d’un « enormous favor » ironique fait à la cause homosexuelle en catalysant une mobilisation politique majeure.
Des manifestations publiques ont lieu immédiatement après, incluant des rassemblements devant la Cour municipale et un engagement sans précédent des groupes LGBTQ+.
Ces événements participent directement à l’inscription de l’orientation sexuelle comme motif protégé dans la Charte québécoise des droits et libertés (1977-78).
3. Procès et débats judiciaires (1978)
En octobre 1978, les audiences concernant le propriétaire du Truxx, Giuseppe Savaggio, donnent lieu à une couverture médiatique dense dans Montréal-Matin et La Presse. Le tribunal débat alors de la notion même de « débauche », plusieurs témoins affirmant ne rien avoir observé d’indécent.
Le célèbre article « Au Truxx, on se donnait des accolades à la De Gaulle » (Montréal-Matin, 26 octobre 1978) devient un marqueur symbolique de la bataille culturelle entourant l’acceptation de l’homosexualité publique.
4. Fermeture du Truxx & ouverture d’Oxygène (1978–1979)
Après le scandale, le Truxx cesse ses activités et cède sa place au club Oxygène, orienté musique rock progressive sous la gestion de Donald Brown.
Le 28 décembre 1979, une fusillade éclate dans le club Oxygène, faisant cinq blessés. L’événement est largement couvert par The Gazette et contribue à renforcer l’image d’instabilité sécuritaire associée au secteur Stanley à la fin des années 1970.
5. Le Club Glace et l’ère new wave (1980–1983)
Le 27 février 1980, Pyer Desrochers inaugure officiellement le Club Glace. Rapidement reconnu comme haut-lieu de la new wave montréalaise, le club s’impose par une programmation radicalement moderne : Joy Division, Bauhaus, The Cure, The Clash, Ultravox.
Sa clientèle mêle punks, artistes visuels, étudiants en arts et acteurs marginaux, renforçant l’image de Stanley comme corridor contre-culturel.
5.1 — Pyer Desrochers : figure fondatrice et passeur culturel de la scène punk montréalaise
Pyer Desrochers constitue l’un des acteurs les plus structurants – bien que historiographiquement discrets – de la scène punk et new wave montréalaise de la fin des années 1970. Avant même la fondation du Club Glace, il occupe un rôle central comme manager et instigateur organisationnel du groupe punk The 222s, formation pionnière apparue dans la foulée du choc Sex Pistols et du mouvement DIY anglo-saxon.
À la même époque, Desrochers exploite un kiosque de vêtements punk et accessoires professionnels sur la rue Saint-Denis, inspiré directement des boutiques londoniennes Sex et Seditionaries (Vivienne Westwood / Malcolm McLaren). Cet espace devient un point nodal de diffusion de l’esthétique punk à Montréal : cuir clouté, chaînes, iconographie anarchiste, typographie agressive, déconstruction des normes vestimentaires conventionnelles.
Ce kiosque agit comme un véritable laboratoire social souterrain, fréquenté par une jeunesse alternative, artistes visuels, musiciens émergents et figures marginales, contribuant à la formation d’une communauté identitaire urbaine autour des valeurs de transgression, anti-conformisme et réappropriation politique du corps.
Avec l’ouverture du Club Glace en février 1980, Desrochers transpose cette philosophie dans l’espace nocturne. Il conçoit un club volontairement dissocié des standards disco dominants, privilégiant une identité sonore et visuelle marquée par le minimalisme, les ambiances froides et une programmation résolument européenne et Post-Punk.
Il est aussi associé aux débuts de YUL Records, label indépendant montréalais destiné à soutenir la scène new wave et synthétique locale, aux côtés de figures telles que Marc Demouy (Rational Youth), contribuant à la structuration parallèle d’un réseau musical autonome hors des circuits commerciaux traditionnels.
Plusieurs témoignages oraux issus de la scène alternative le décrivent comme une figure à la fois charismatique et organisatrice, souvent qualifiée rétrospectivement de « godfather de la scène punk montréalaise », acteur de transition entre marginalité brute et institutionnalisation d’une contre-culture urbaine désormais reconnue patrimonialement.
La rareté des archives biographiques sur Desrochers souligne une problématique fréquente dans l’histoire des contre-cultures : des acteurs ayant joué un rôle fondamental mais demeurés en marge de la documentation institutionnelle, ce qui rend aujourd’hui leur redécouverte d’autant plus significative.
5.2 — Le SPHINX : prolongement goth / new wave et transition vers l’ère électronique
Au milieu des années 1980, l’espace occupé par le Club Glace au 2e étage du 1426–1428 rue Stanley est progressivement réinvesti sous l’enseigne du SPHINX. Loin de constituer une rupture complète, le SPHINX prolonge et transforme l’héritage laissé par le Glace en accentuant les dimensions goth, darkwave et synth-pop alternative qui s’étaient déjà imposées dans la programmation des dernières années de la new wave.
La première incarnation du SPHINX, généralement située au milieu et à la fin des années 1980, attire une clientèle issue des scènes post-punk, new romantic et industrielles. On y entend massivement The Cure, Depeche Mode, Sisters of Mercy, Front 242, Clan of Xymox ou encore des formations électroniques européennes plus obscures, dans une atmosphère sombre, fumée et volontairement éloignée des codes lumineux de la culture disco ou des grandes boîtes commerciales du centre-ville.
Le SPHINX joue ainsi un rôle de « club-refuge » pour une jeunesse alternative en quête d’espaces où l’habillement noir, le maquillage assumé, les coiffures élaborées et une certaine théâtralité mélancolique ne relèvent plus de la marginalité stigmatisée mais d’un langage partagé. Il consolide le complexe Stanley comme territoire privilégié des sous-cultures nocturnes montréalaises, en continuité directe avec Le Mystique, le Truxx et le Glace.
Une seconde phase, souvent désignée sous le nom de « Sphinx #2 » et située dans la seconde moitié des années 1990, accompagne la montée en puissance des musiques électroniques sombres (EBM, industriel, techno minimale). Le lieu accueille alors une programmation davantage orientée vers les hybridations electro-industrielles, tout en préservant une esthétique goth et alternative marquée.
Dans la mémoire des habitué·es, le SPHINX demeure associé à une continuité souterraine de la culture nocturne montréalaise : un fil reliant la vague post-punk et new wave du début des années 1980 aux scènes électroniques parallèles de la fin du XXe siècle, toujours à l’abri des logiques de massification commerciale.
5.3 — Le Club Glace dans la presse musicale spécialisée (Québec rock, mai 1983)
Un long article consacré à Belgazou (Diane Guérin) dans la revue Québec rock (mai 1983), signé par Jean-Charles Néault, éclaire indirectement l’écosystème scénique dans lequel s’inscrit le Club Glace au début des années 1980. Le texte met en évidence la circulation constante des artistes entre clubs, cabarets, festivals et plateaux télé, et souligne l’importance des lieux alternatifs et new wave qui permettent à une nouvelle génération d’auteurs-compositeurs-interprètes d’expérimenter en marge des circuits plus commerciaux.
Même si le Club Glace n’est pas l’objet principal de l’article, ce contexte montre comment la presse musicale spécialisée commence à prendre au sérieux la culture nocturne émergente de Montréal, dont Stanley devient un axe central. La reconnaissance critique d’artistes comme Belgazou, issus d’une scène en dialogue avec ces clubs, contribue à légitimer le rôle du Glace dans la diffusion d’esthétiques modernes (new wave, pop électronique, post-punk) et dans la transformation des pratiques de sortie au centre-ville.
Source : Québec rock, mai 1983, Jean-Charles Néault, « Belgazou nature ».
6. Jugement historique de la Cour d’appel (1982)
Un jugement crucial survient le 16 mars 1982 : la Cour d’appel du Québec maintient que le Truxx était effectivement reconnu légalement comme un « lieu de débauche », bien que la peine du propriétaire soit réduite.
Ce jugement formalise juridiquement les tensions entre législation pénale et libertés sexuelles dans le contexte québécois pré-sida.
7. Mutations successives (1985–2009)
- 1985–1989 : Stanley Pub II
- 1992 : Riff’s Rock Bar / Panik
- 1994 : Club DMZ
- 1996–1999 : Sphinx #2
- 2002–2006 : Club Blu
- 2007–2024 : Loco Loco
- 2009 : Fermeture définitive du Mystique
8. Mémoire contemporaine & reconnaissance (1994–2017)
Un article de The Gazette de 1994 fait référence au raid du Truxx comme moment fondateur de la conscience LGBTQ+ montréalaise.
En 2017, le journaliste Jesse Feith revient sur l'événement dans un dossier intitulé “Brutal, mean and homophobic”, rappelant que le Truxx demeure un symbole historique des violences policières envers les communautés queer.
9. Chronologie synthétique
- 1972 — Ouverture du Mystique
- 1977 — Raid majeur au Truxx (146 arrestations)
- 1978 — Procès Savaggio / polémique médiatique
- 1979 — Fusillade à Oxygène
- 1980 — Ouverture du Club Glace
- 1982 — Jugement Cour d’appel (lieu de débauche)
- 1985–2000 — Transformations successives
- 2009 — Fermeture du Mystique
Sources archivistiques
- Montréal-Matin, 26–27 octobre 1978
- La Presse, 16 mars 1982
- The Gazette, 17 nov. 1977 ; 28 déc. 1979 ; 27 nov. 1994
- The Gazette, Jesse Feith, 11 août 2017
- Le Devoir, 28 avril 1980
- BAnQ – Fonds presse quotidienne
- MCPA – Archives internes JF Hayeur
- Le Berdache, no 10, mai 1980, « Le Mystique » (Association pour les droits de la communauté gaie du Québec)
- Québec rock, mai 1983, Jean-Charles Néault, « Belgazou nature »
Sources archivistiques complémentaires — Pyer Desrochers
- Alan Lord, High Friends in Low Places — A Beatnik History of Montreal Rock, p. 174–176
- ARCMTL – Archives Rock Montréal, dossier « Scène punk 1977–1981 »
- The Gazette, dossiers spéciaux sur la new wave montréalaise, 1980–1984
- Fonds YUL Records, correspondances privées (fin années 1970)
- Catalogue de l’exposition Montréal Underground 1977–1985, Centre d’histoire de Montréal
- Entrevues orales indépendantes, fonds scène alternative (copie MCPA)
Sources archivistiques complémentaires — SPHINX
- ARCMTL – Dossiers « Clubs alternatifs – rue Stanley » (années 1980–1990)
- Centre d’histoire de Montréal – Notes préparatoires à l’exposition Montréal Underground 1977–1985
- The Gazette – chroniques nightlife et annonces de clubs, seconde moitié des années 1980 et années 1990
- MCPA – Fonds privé Jean-François Hayeur (affiches, billets, témoignages liés au Sphinx / Sphinx #2)
- Témoignages oraux recueillis auprès d’anciens habitués de la scène goth / industrielle montréalaise