364 rue Saint-Paul Ouest (Montréal)
Vitrine éphémère du Vieux-Montréal transformée à l’été 1977 en laboratoire fondateur du punk montréalais, puis consacrée à l’automne 1978 par un concert devenu mythique avec The Widows, Les 222s, The Chromosomes et The Normals.
1. Présentation
Situé au 364 rue Saint-Paul Ouest, dans le Vieux-Montréal, cet ancien magasin-entrepôt du début du XXe siècle se transforme à la fin des années 1970 en un espace expérimental loué par Robert Ditchburn. En l’espace de quelques mois, cette vitrine improvisée devient le premier véritable lieu de rassemblement punk de la ville, avant de disparaître aussi vite qu’elle était apparue.
2. Contexte urbain & culturel
À la fin des années 1970, le Vieux-Port est un secteur en déclin : bars poussiéreux, commerces fermés, immeubles sous-utilisés. Sur le plan politique, l’élection du Parti Québécois en 1976 cristallise une période de tension identitaire, alors que la musique dominante oscille entre disco et chanson populaire.
Dans ce contexte surgit une petite communauté fascinée par les sons de New York et de Londres (New York Dolls, Ramones, The Damned). Le punk, anti-autoritaire et rétif à toute forme de nationalisme, offre une échappatoire à celles et ceux qui ne se reconnaissent ni dans le disco, ni dans la politique ambiante.
3. Robert Ditchburn et la vitrine du Vieux-Montréal
Robert Ditchburn, diplômé apolitique de McGill, loue la vitrine du 364 pour 75 $ par mois. Le local possède deux grandes fenêtres sur rue et une mezzanine qui court jusqu’au fond du bâtiment. Aucun plan d’affaires, aucune demande de permis : l’espace ouvre pratiquement du jour au lendemain.
Ditchburn s’en sert d’abord comme galerie et lieu de rencontre pour un cercle d’ami·e·s : lectures, happenings, fêtes improvisées. Il obtient du matériel du département audiovisuel de McGill grâce à une relation informelle avec le personnel, ce qui permet la projection de films, la diffusion de musique et la tenue d’événements multimédias à peu de frais.
4. Johnny Frisson, Danger & Les 222s
Parallèlement, dans l’est de Montréal, Jean Brisson (futur Johnny Frisson) gravite autour du groupe Danger, formé après un concert marquant des New York Dolls au Palais du commerce (1974). Danger adopte un glam rock agressif qui préfigure le punk montréalais : talons hauts, maquillage, attitude provocatrice.
Fasciné par la scène « pré-punk » de New York, Brisson descend en 1975 à Manhattan avec André « Dédé » Bellemare ; ils visitent clubs, bars gays et lieux underground (dont Max’s Kansas City, le CBGB et un club appelé Velvet Underground), ramenant à Montréal l’esthétique et l’énergie de cette faune nocturne.
En 1976, la sortie de New Rose de The Damned agit comme un déclencheur : Brisson se réinvente en premier chanteur punk du Québec. Il compose des chansons originales, adopte un look extrême (cheveux verts, sourcils rasés, piercings improvisés) et se produit sous le nom Johnny Frisson en première partie de Danger dès 1977.
À l’automne 1977, avec l’aide de Pierre Desrochers, il fonde Les 222s avec le batteur Louis Rondeau et le guitariste Pierre Major, s’inspirant du titre La croqueuse de 222 de Pauline Julien pour baptiser le groupe. Les 222s deviennent rapidement un pivot de la toute première vague punk montréalaise.
5. Les soirées punk de l’été 1977
C’est par l’entremise de contacts au département AV de McGill (notamment Tracy Howe et Scott Cameron) que Ditchburn ouvre sa vitrine à la scène punk naissante. Le premier concert punk organisé au 364 n’est pas planifié : l’espace devait servir à une soirée arts/lectures, mais des groupes affluent spontanément pour jouer.
Cette première soirée voit les débuts de groupes comme THE NORMALS et THE CHROMOSOMES, bientôt rejoints par THE 222s. L’ambiance est anarchique : bière vendue illégalement depuis une baignoire remplie de glace, pogo constant, bouteilles qui volent, scène improvisée au fond du local. On estime qu’à l’été 1977, quatre ou cinq concerts auront lieu dans cette vitrine du Vieux-Montréal, mais leur impact sur la scène est disproportionné.
6. 28 octobre 1978 : Widows / 222s / Normals / Chromosomes
Si l’été 1977 fait du 364 un laboratoire, la date du 28 octobre 1978 scelle sa légende. Ce soir-là, le local du 364 est comble pour un concert réunissant :
- THE WIDOWS OF WORLD WAR THREE (The Widows) — le nouveau groupe de Johnny Frisson, formé à son retour de New York ;
- LES 222s — désormais avec Polo Bellemare au chant ;
- THE NORMALS ;
- THE CHROMOSOMES.
L’affiche documente ce plateau : Widows, 222s (mention « former band »), Normals, date et adresse imprimées à la main. La soirée est décrite comme un chaos total : pogo frénétique, plancher jonché de bouteilles brisées, fumée dense, public se coupant volontairement avec le verre et crachant sur les musiciens en pleine transe.
Pour plusieurs témoins, dont Frisson et Polo Bellemare, ce concert du 28 octobre 1978 au 364 Saint-Paul représente l’explosion officielle du punk au Québec : la soirée où le mouvement, jusque-là embryonnaire, devient impossible à ignorer.
7. Intervention mafieuse & disparition du lieu
Le caractère illégal et très fréquenté du lieu attire rapidement l’attention de la mafia montréalaise, qui contrôle une grande partie de la vie nocturne du centre-ville. Un après-midi, une limousine se gare devant la vitrine ; plusieurs hommes imposants entrent et proposent à Ditchburn de transformer l’endroit en « vrai club », avec décor, nouveau bar et gestion « encadrée ».
Comprenant qu’il risquait de se retrouver pris dans un système de protection et de dettes, Ditchburn refuse poliment et choisit de se retirer. Il ferme le 364 Saint-Paul presque du jour au lendemain. Plus aucun concert n’y sera organisé. Le bâtiment retrouve un usage commercial classique, puis, avec le temps, se gentrifie à l’image du Vieux-Montréal des décennies suivantes.
8. Héritage et postérité
Malgré la brièveté de son existence comme salle de concert, le 364 rue Saint-Paul Ouest occupe une place centrale dans la mémoire punk montréalaise. Il sert de tremplin à une génération de groupes qui continueront ensuite leur trajectoire dans d’autres lieux (hôtels, discos, salles de quartier) : Les 222s, The Normals, The Chromosomes, puis plus tard Electric Vomit, The Nils, American Devices, etc.
L’histoire de Johnny Frisson se poursuit quant à elle en Colombie-Britannique (Negavision, performances vidéo, implication dans la scène gaie et projet d’album dance), tandis que Les 222s connaissent une suite faite de 45 tours, de changements de chanteur (notamment l’arrivée de Chris Barry) et de projets connexes (39 Steps, Nudimension).
Le 364 représente un nœud où se croisent : patrimoine bâti du Vieux-Montréal, naissance du punk québécois, circulation entre scènes new-yorkaises et montréalaises, et mémoire orale d’une poignée d’acteurs qui ont « planté leur drapeau » dans un quartier alors à l’abandon.
9. Chronologie rapide
- Début XXe siècle — Construction de l’immeuble commercial (magasin-entrepôt) sur la rue Saint-Paul Ouest.
- 1974 — Concert des New York Dolls au Palais du commerce ; formation de Danger, préfiguration du punk montréalais.
- 1975 — Voyage de Jean Brisson et André Bellemare à New York (Max’s Kansas City, CBGB, Velvet Underground).
- 1976 — New Rose de The Damned ; naissance du personnage de Johnny Frisson.
- Été 1977 — Robert Ditchburn loue le 364 Saint-Paul ; premières soirées punk avec The Normals, The Chromosomes, The 222s.
- Automne 1977 — Formation officielle des 222s.
- 16 juin 1978 — Les 222s (avec Frisson) en première partie de Danger à la polyvalente Édouard-Montpetit.
- 28 octobre 1978 — Concert Widows / 222s / Normals / Chromosomes au 364 Saint-Paul : soirée considérée comme l’explosion du punk au Québec.
- Fin 1978 — Fermeture définitive du 364 comme lieu de spectacles après les pressions de la mafia.
- Années suivantes — Réaffectation du local à des fonctions commerciales ; gentrification progressive du Vieux-Montréal.
10. Notes & sources
- Sam Sutherland, « Anarchy in the QC », Maisonneuve, 2012 — récit de l’été 1977, rôle de Robert Ditchburn et fermeture du 364.
- Article sur Johnny Frisson et les 222s (VICE, 2017) — biographie de Jean Brisson, formation de Danger, des 222s et description du concert du 28 octobre 1978 au 364 Saint-Paul. Félix B. Desfossés
- Inventaire du patrimoine bâti du Vieux-Montréal — fiche de l’immeuble 358-364 Saint-Paul Ouest (magasin-entrepôt, début XXe siècle).
- Archives Jean-François Hayeur / Montréal Concert Poster Archive — affiche Widows / 222s / Normals, photographie du 364 et documentation complémentaire.

