Windsor Steak House & Penthouse (Montréal)
Restaurant-steakhouse emblématique de la rue Peel (1946-1967), le Windsor Steak House exploitait au 3e étage la boîte de nuit Penthouse, devenue dans les années 1950-60 un haut lieu du jazz montréalais avant sa transformation en discothèque sous l’enseigne Zonk.
1. Présentation générale
Le Windsor Steak House (1946-1967) était un restaurant-steakhouse de la rue Peel, situé au 1194, rue Peel à Montréal. L’établissement occupait un immeuble de trois étages et exploitait au 3e niveau la boîte de nuit Penthouse, annoncée comme :
« Penthouse atop Montreal’s famous Windsor Steak House — The place for steaks! »
Au fil de son histoire, le Windsor s’impose comme un lieu de restauration fréquenté par les célébrités du sport et du show-business, tandis que le Penthouse devient un véritable haut lieu du jazz montréalais, avant d’évoluer vers des formes de nightlife plus typiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. [5], [6], [7], [16], [17]
2. Origines du Windsor Steak House
C’est en 1946 que le Windsor Steak House ouvre ses portes pour la première fois, dans un immeuble de trois étages autrefois occupé par un « blind pig », c’est-à-dire un bar clandestin de la période de la prohibition ou de l’immédiat après-guerre. [1]
Le Windsor est décrit comme un restaurant où il fait bon souper dans une atmosphère détendue : on y propose du poulet BBQ, du steak, des côtelettes, des fruits de mer, mais aussi une sélection de mets chinois et divers sandwichs. [2], [3], [4]
Le restaurant jouit rapidement d’une réputation flatteuse et attire des célébrités du monde du sport et du show-business, faisant du Windsor un lieu très fréquenté du centre-ville montréalais de l’après-guerre. [5], [6]
3. Propriétaires & réseaux
Les propriétaires du Windsor Steak House sont les frères Harry Labe, ancien boxeur, et Sam Labe. [11], [14], [28] Leur sœur, Ida, est mariée à Harry Ship, surnommé le « roi du gambling » de Montréal et présenté comme l’une des têtes dirigeantes de la pègre juive montréalaise. [11], [12], [13]
Les frères Labe possèdent également le Café La Roma (2017 rue Peel) et le Café Forsom (1 Place du Canada), et, pendant un certain temps, des parts dans le cabaret El Morocco (1445 rue Lambert-Closse), ce qui les inscrit dans un réseau plus large de cafés et de cabarets du centre-ville. [14], [15], [28]
4. Le Penthouse & l’âge d’or du jazz
La salle du Penthouse, au 3e étage, ouvre initialement en 1950 et sert de boîte de nuit rattachée au Windsor Steak House. [3], [7] En 1961, la salle est transformée : elle devient un espace deux fois plus grand, avec l’ajout d’une scène et de musiciens, accessible par un escalier en colimaçon qui restera associé à la légende du lieu. [7], [8]
Le groupe maison est le Charlie Biddle Trio. [7] Musicien et promoteur, Charlie Biddle est à l’origine de plusieurs hauts lieux du jazz montréalais : le Black Bottom, le Quartier Latin, La Bohème, Lindy’s, le Black Orchid, le Penthouse et, plus tard, le Biddle’s qui porte son nom. Il résume ainsi son rapport au métier : « Quand personne ne voulait m’engager, je louais un club et je m’engageais moi-même. » [9]
Le journaliste montréalais Len Dobbin ira jusqu’à affirmer : « Si Charlie Biddle n’avait pas été là, je ne crois pas que Montréal aurait eu autant l’appétit pour le jazz. » [10]
Le Penthouse accueille aussi bien des musiciens invités des États-Unis et de Toronto que des artistes locaux. Parmi les grands noms du jazz qui s’y produisent, on retrouve notamment Bill Evans, Art Blakey & The Jazz Messengers, Pepper Adams, Roland Kirk et Sonny Stitt. En 1961, le chanteur et auteur-compositeur québécois Claude Gauthier y chante entre les représentations de jazz. [16], [17]
5. Transformations 1964–1970
5.1. 1964 — Poodle Girls & clubs « Bunny »
En 1964, le Penthouse passe sous une nouvelle administration et l’on voit se succéder, parfois au cours de la même année, plusieurs enseignes : Eddy’s Poodle Penthouse, Penthouse Bunny Club, Penthouse Club ou Penthouse Lounge. Les clients y sont désormais servis par les Poodle Girls, témoignant d’un virage vers un type de nightlife plus inspiré des clubs « bunny » nord-américains. [18], [19], [21]
5.2. 1965–1967 — Faillite du Windsor & naissance du House of Chan
En 1965, le Windsor Steak House fait faillite. [20] Le site est repris par les restaurateurs Roger Wong et Raymond Young, qui y ouvrent le buffet chinois House of Chan. [21]
Le décor est peu modifié : agréables murs en noyer, parquet, chaises en cuir noir, nappes rouges et quelques lanternes chinoises, avec une vue splendide sur la Dominion Square (aujourd’hui Square Dorchester / Place du Canada). En plus de son menu chinois, le House of Chan conserve encore les spécialités de l’ancien Windsor Steak House. [22]
5.3. 1965 — La seconde succursale du Black Bottom
À l’été 1965, le club de jazz du Vieux-Port, le Black Bottom, ouvre une deuxième succursale au Penthouse, qui conserve son nom pour la salle du 3e étage. Le propriétaire Charles Burke expliquera plus tard : « Ça n’a jamais vraiment décollé », et le projet est rapidement abandonné. [30]
5.4. 1968–1970 — Discothèque & administration Brian/Smitty
Vers la fin des années 1960, la salle du 3e étage, autrefois consacrée essentiellement au jazz, est transformée en discothèque. Le 9 février 1970, les annonces mentionnent une discothèque opérée par Brian et Smitty (du Smitty’s Hide-a-Way), sous l’appellation Penthouse 2. [23], [31]
5.5. Début des années 1970 — L’ère Zonk de Sheldon Kagan
Au début des années 1970, la discothèque est reprise par le jeune promoteur montréalais Sheldon Kagan, figure majeure du divertissement à Montréal. Il n’a alors que 16 ou 17 ans, alors que l’âge légal pour boire au Québec est de 20 ou 21 ans. [24]
Kagan raconte avoir rencontré un certain Jerry Kravitz, impliqué dans le restaurant House of Chan. Le 3e étage, déjà utilisé pour des spectacles, fonctionne bien, mais sans être un énorme succès. Kravitz lui propose un partenariat : Kagan fournirait la musique. Séduit par l’emplacement — juste en face de Dominion Square, avec l’assurance d’un flux constant de touristes durant l’été —, il rebaptise la discothèque Zonk. [24]
Il installe des projecteurs et des lumières disco-psychédéliques. Les gens dansent, leurs silhouettes se reflétant dans les fenêtres visibles depuis le trottoir de la rue Peel. Kagan a aussi l’habitude d’ouvrir légèrement les fenêtres pour laisser filtrer la musique, ce qui attire des « tonnes de touristes » mais finit par irriter le maire Jean Drapeau, dont le restaurant voisin, Le Vaisseau d’Or à l’Hôtel Windsor, présente de la musique de chambre et un programme plus classique. [24]
Une descente de police est organisée : on lui demande d’allumer les lumières et de vérifier l’identité de tout le monde, mais personne ne songe à lui demander sa propre carte d’identité — alors qu’il est mineur. Il poursuivra l’exploitation du Zonk pendant environ deux ans, ouvrant cinq soirs par semaine, assumant lui-même les rôles de DJ, de barman et de portier les soirs plus calmes, avec une équipe complète les week-ends. Il décrit cette période comme une « expérience incroyable », marquée par des rencontres avec des gens « du monde entier » et par le succès de la discothèque. [24]
6. Après 1973 : restaurants & nouvelles vocations
À partir de 1973, selon les annuaires Lovell, l’immeuble du 1194 rue Peel est occupé par différents restaurants : Solmar, Cappuccino, puis le restaurant L’Actuel dans les années 1980. [25], [26], [27] Plus récemment, l’adresse était occupée par le restaurant Jimmy Guaco’s, jusqu’à sa fermeture en 2023. [27]
Ainsi, si le Windsor Steak House et le Penthouse ont disparu, l’adresse continue d’être liée à la restauration et au divertissement, conservant une mémoire diffuse de l’époque où l’on montait l’escalier en colimaçon pour entendre du jazz ou danser sous les lumières psychédéliques du Zonk.
7. Figures marquantes
7.1. Harry & Sam Labe
Les frères Harry et Sam Labe incarnent le versant « restauration & nightlife » de la rue Peel de l’après-guerre. Propriétaires du Windsor Steak House, impliqués dans plusieurs cafés et cabarets (La Roma, Forsom, El Morocco), ils sont aussi liés, par leur sœur Ida, à la figure du gambler Harry Ship, ce qui place le Windsor à la croisée de la restauration, du spectacle et des réseaux plus souterrains de la ville. Harry Labe décède le 11 juin 1995, Sam Labe le 18 octobre 2005. [11], [14], [28]
7.2. Charlie Biddle
Contrebassiste, leader de trio et infatigable promoteur, Charlie Biddle est indissociable de l’histoire du Penthouse. En tant que groupe maison, son trio donne au club son caractère jazz et contribue à l’implantation durable de ce genre musical à Montréal. Ses initiatives, allant du Black Bottom au Biddle’s, font de lui une des figures centrales du jazz montréalais du XXe siècle. [7], [9], [10]
7.3. Sheldon Kagan
Le parcours de Sheldon Kagan au 1194 rue Peel — à travers la discothèque Zonk — illustre la transition du lieu, du jazz-club de l’ère Biddle à la culture des discothèques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Dans ses mémoires Not in a shy way — The Sheldon Kagan Story, il revient sur cette expérience formatrice qui marquera le début d’une riche carrière de promoteur de spectacles à Montréal. [24], [29]
8. Notes & sources
- Evidence ruled sufficient, Montreal Daily Star, 9 mai 1946.
- Harry Labe’s Penthouse presents, The Gazette, 26 février 1960.
- Now open Penthouse, The Gazette, 26 janvier 1950.
- Back tonight at the Penthouse, The Gazette, 3 octobre 1955.
- Harry Labe’s Windsor Steak House, The Gazette, 2 décembre 1958.
- Windsor’s Steak House, The Gazette, 29 novembre 1961.
- Penthouse featuring jazz stars, The Gazette, 20 août 1963.
- Penthouse, Billy Rueben, The Gazette, 26 février 1960.
- « Un parfum de jazz », Québec-Rock, Jacques Larue-Langlois, juillet 1986.
- « Biddle in his prime », The Gazette, Alan Hustak, 28 juillet 1998.
- Harry Leibowitz, La Patrie, 8 septembre 1943.
- Geni : Ida Fritzie Ship.
- « Harry Ship, un roi du jeu sans crainte », Encyclopédie du MEM, Maryse Bédard, 9 septembre 2019.
- Nécrologie : Harry Labe, The Gazette, 17 juin 1995.
- Person to person, The Gazette, 16 octobre 1956.
- Penthouse, La Presse, 15 septembre 1961.
- Robert Charlebois en entrevue, La Presse, 21 janvier 1971.
- Eddy’s Poodle Penthouse official opening, The Gazette, 17 mars 1964.
- Penthouse Bunny Club under new management, The Gazette, 5 juin 1964.
- Bailiff sale Windsor Steak House, The Gazette, 15 avril 1967.
- Eddy’s Poodle Penthouse, The Gazette, 14 mars 1964.
- « Dining out? », The Montreal Star, Helen Rochester, 29 janvier 1966.
- Ben E. King appearing at Penthouse 2, The Montreal Star, 6 novembre 1971.
- Discussion téléphonique avec Sheldon Kagan par JF Hayeur, 31 janvier 2024.
- BAnQ Lovell : 1194 rue Peel 1972-1974.
- BAnQ Lovell : 1194 rue Peel 1974-1981.
- BAnQ Lovell : 1194 rue Peel 1983.
- Montreal Gazette, nécrologie : Samuel Labe, 20 octobre 2005.
- The Sheldon Kagan Story — Not in a shy way, Amazon, 2022.
- Charles Burke sur MTL Sound Ark, CKUT, 28 février 2024.
- Penthouse, The Gazette, 7 février 1970.



