Chez Bozo (Montréal)
Chez Bozo est une boîte à chansons montréalaise fondée en 1959, installée à l’étage du Restaurant Lutèce, au 1208, rue Crescent, dans le centre-ville ouest de Montréal. Le lieu joue un rôle structurant dans l’émergence et la diffusion de la chanson québécoise moderne à la fin des années 1950, en particulier autour du collectif informel des Bozos. Il est également documenté comme espace hybride, accueillant ponctuellement des soirées jazz et des jam-sessions, ainsi que comme site de constitution d’une mémoire matérielle du spectacle par son célèbre mur d’empreintes d’artistes.
Contexte et implantation
À la fin des années 1950, Montréal connaît une transformation profonde de ses pratiques nocturnes et culturelles. En marge des cabarets traditionnels, émerge un réseau de petites salles axées sur l’écoute attentive de la chanson, où le texte, l’interprétation et la proximité entre artistes et public deviennent centraux.
La rue Crescent, déjà reconnue pour sa concentration de restaurants et de lieux de divertissement, devient l’un des corridors privilégiés pour l’implantation de ces nouvelles boîtes à chansons. Chez Bozo s’inscrit dans ce mouvement en occupant l’étage supérieur du Restaurant Lutèce, selon un modèle associant restauration et spectacle courant dans le centre-ville montréalais de l’époque.
1959 : ouverture de Chez Bozo
L’ouverture de Chez Bozo est annoncée au printemps 1959 dans la presse montréalaise. Les articles décrivent une nouvelle boîte de chansonniers, explicitement dédiée aux auteurs-compositeurs-interprètes canadiens-français, dans un format intimiste rompant avec les grandes revues de cabaret.
Chez Bozo fonctionne comme scène centrale du collectif informel des Bozos, fondé à Montréal en 1959, dont le noyau le plus fréquemment cité comprend Hervé Brousseau, Clémence DesRochers, Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée et Raymond Lévesque. La salle accueille également Jacques Blanchet et d’autres chansonniers contemporains, avec l’accompagnement régulier du pianiste Pierre Brabant.
Les publicités publiées entre mai 1959 et janvier 1960 mentionnent des spectacles réguliers, principalement du jeudi au dimanche, avec plusieurs représentations par soirée et un prix d’entrée modique (environ 1 dollar).
La salle et son aménagement
Les reportages publiés lors de l’ouverture décrivent Chez Bozo comme une petite salle d’environ 90 places. L’aménagement est volontairement minimal : une scène réduite, un piano droit, des tables rapprochées, et une décoration sobre, favorisant l’écoute et la proximité.
Les murs deviennent rapidement des supports d’expression et de mémoire, accueillant dessins, signatures et surtout des empreintes de mains laissées par les artistes, transformant la salle en archive matérielle vivante de la scène chansonnière montréalaise.
Les Bozos et la programmation chansonnière
La programmation met l’accent sur des œuvres originales, dans un format favorisant l’expérimentation, la parole chantée et l’écoute attentive, posant les bases de la chanson québécoise moderne.
Les Bozos s'inscrivent dans le mouvement des chansonniers qui apparaît au Québec au milieu des années 1950. Marchant dans les pas de Félix Leclerc, ces artistes préconisent une chanson québécoise d'expression poétique qui soit originale, émancipée et assumée, ainsi qu'une présentation sans artifice dans une atmosphère intimiste. Ils considèrent d'ailleurs la chanson comme un art à part entière, et non pas comme un simple divertissement.
À la suite de la grève des réalisateurs du réseau francophone de Radio-Canada (29 décembre 1958 – 7 mars 1959), et de la tournée organisée au profit des grévistes, Jean-Pierre Ferland et Hervé Brousseau ont l'idée de s'associer pour se produire dans un établissement dédié uniquement à la chanson. Ils convainquent Claude Léveillée, puis Clémence DesRochers et Raymond Lévesque de se joindre à eux.
Le collectif est nommé Les Bozos, en hommage à Félix Leclerc et à sa célèbre chanson. Il loue l'étage du restaurant Lutèce, propriété de Raymond Gaechter, au 1208, rue Crescent. Nommée Chez Bozo, la salle de 90 places est aménagée et décorée par les artistes eux-mêmes, qui achètent le mobilier et un piano droit. Sur la suggestion de Brousseau, ils engagent le pianiste André Gagnon comme accompagnateur.
Les Bozos se produisent en avant-première pour les médias le 14 mai 1959. Ils donnent leur premier véritable spectacle le lendemain. Le succès est immédiat et la critique est généreuse. Chez Bozo attire autant la jeunesse que la colonie artistique de Montréal. Des vedettes françaises franchissent également le seuil de la petite salle, dont Edith Piaf.
Malgré l'engouement, des différends financiers avec le propriétaire de la salle amènent les Bozos à quitter leur domicile à la fin de juin 1959. Le groupe se produit par la suite au Théâtre Français, au Baril d’Huîtres de Québec, puis au théâtre de la Poudrière de l’île Sainte-Hélène. Hervé Brousseau est alors remplacé par Jacques Blanchet.
À l’automne 1959, les Bozos ouvrent la saison Chez son père, puis reprennent l’affiche Chez Bozo à la fin du mois d’octobre. Ils accueillent un nouveau pianiste-accompagnateur, Pierre Brabant. Le lieu attire d’autres visiteurs illustres, dont Yves Montand et Simone Signoret en décembre 1959.
Au début de l’année 1960, les Bozos sont toujours en spectacle au deuxième étage du restaurant Lutèce. Paul de Margerie est désormais le pianiste-accompagnateur. Le groupe se produit ensuite au Café André. Jacques Desrosiers remplace Raymond Lévesque, tandis que Jean-Claude Deret s’ajoute au collectif sur une base temporaire.
Au cours de l’été 1960, les Bozos entreprennent la tournée des boîtes à chansons, dont la célèbre Butte à Mathieu, à Val-David. Son fondateur, Gilles Mathieu, avait assisté auparavant à un spectacle Chez Bozo. Fasciné, il choisit d’en importer le modèle au nord de Montréal.
À compter de l’automne 1960, les Bozos se consacrent progressivement à leurs carrières respectives. Ils se reforment une dernière fois à la demande de Radio-Canada pour animer une série d’émissions estivales en 1962.
Lorsque les Bozos se séparent officiellement à la fin de cette tournée, le Québec est en pleine ébullition culturelle. Sous leur influence, le chansonnier s’impose durablement comme la figure dominante de la scène musicale québécoise, et les boîtes à chansons se multiplient partout au Québec.
Chez Bozo comme carrefour transatlantique : Edith Piaf et le passage vers Paris (1959–1960)
À l’été 1959, plusieurs articles de la presse montréalaise identifient explicitement Chez Bozo comme le lieu où Edith Piaf découvre et observe de près la nouvelle génération de chansonniers québécois. Contrairement à une simple visite mondaine, les textes décrivent une présence attentive, répétée et déterminante, inscrivant la salle dans un réseau de circulation artistique entre Montréal et Paris.
Un article du Petit Journal du 21 juin 1959 affirme que Piaf, séduite par les chansonniers canadiens, choisit d’appuyer activement Claude Léveillée, qu’elle fait venir à Paris, lui garantissant une visibilité professionnelle, des enregistrements et l’accès à des réseaux éditoriaux français. Le texte situe explicitement cette découverte dans le contexte des soirées de Chez Bozo, présenté comme le lieu où s’opère la rencontre décisive.
Quelques jours plus tôt, un autre reportage du Petit Journal (14 juin 1959) documente une soirée exceptionnelle chez Bozo, réunissant notamment Clémence DesRochers, Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée et Edith Piaf elle-même, venue incognito assister aux prestations. L’article décrit une atmosphère d’écoute attentive, où Piaf commente, encourage et valide publiquement le potentiel international de ces artistes.
Ces sources contemporaines permettent d’affirmer que Chez Bozo ne constitue pas seulement une scène locale, mais un carrefour transatlantique, où s’opère concrètement le passage de la chanson québécoise émergente vers la scène parisienne. La salle joue ainsi un rôle structurant dans l’internationalisation de la chanson québécoise moderne, non par un discours rétrospectif, mais par des faits documentés dès 1959–1960.
Jazz, jam-sessions et usages hybrides
Bien que principalement identifiée comme boîte à chansons, Chez Bozo accueille aussi des événements liés au jazz. Certaines annonces de 1959 emploient explicitement l’expression « Cool Jazz », signalant une ouverture stylistique au-delà du strict répertoire chanson.
En janvier 1960, la Montreal Jazz Society organise des jam-sessions hebdomadaires chez Bozo, notamment avec le guitariste René Thomas et des musiciens invités, confirmant l’usage polyvalent de la salle et son intégration au réseau jazz montréalais.
Le mur d’empreintes et la mémoire matérielle
Chez Bozo est historiquement associé à un rituel consistant à laisser des empreintes de mains et des signatures sur les murs de la salle, pratique documentée dès 1959. Ce mur devient rapidement un symbole du lieu et de l’esprit communautaire de la scène chansonnière.
Un reportage publié en 2025 dans La Presse et repris par CTV News Montréal indique que ce mur d’empreintes, longtemps présumé disparu, a été redécouvert lors de travaux dans un bâtiment lié à l’ancien site. Les empreintes identifiées incluraient celles de plusieurs figures majeures de la chanson québécoise et d’artistes internationaux ayant fréquenté Chez Bozo à la fin des années 1950 et au début des années 1960.
Héritage culturel
Chez Bozo occupe une place centrale dans l’histoire des boîtes à chansons à Montréal. Par son format intimiste, sa programmation axée sur l’auteur-interprète et son rôle de laboratoire artistique, le lieu contribue à structurer une nouvelle culture de la chanson au Québec.
Son héritage dépasse sa courte durée d’activité : il est indissociable de l’émergence de figures majeures de la chanson québécoise et de la constitution d’une mémoire matérielle du spectacle, dont le mur d’empreintes constitue aujourd’hui l’un des rares vestiges tangibles.
Sources
- Le Devoir, 15 mai 1959 : annonce de l’ouverture de la « nouvelle boîte de chansonniers Chez Bozo », 1208 rue Crescent, à l’étage du Restaurant Lutèce.
- La Presse, 16 mai 1959 : reportage d’ouverture décrivant l’aménagement, la capacité (≈ 90 places) et l’atmosphère de Chez Bozo.
- Le Devoir, 3 juin 1959 : article « Cinq chansonniers Chez Bozo », description de la salle et de la programmation.
- Le Devoir, 28 mai 1959 : publicité « Ce soir Chez Bozo – Cool Jazz », 1208 Crescent.
- Le Devoir, 29 octobre 1959 : annonce de spectacles Chez Bozo avec Clémence DesRochers, Raymond Lévesque, Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland, Jacques Blanchet, au piano Pierre Brabant.
- Le Devoir, 3 décembre 1959 : annonce publicitaire détaillant les horaires et le numéro de réservation (UN. 1-0569).
- Le Devoir, 19 janvier 1960 : article « Jam-Sessions chez Bozo », organisé par la Montreal Jazz Society avec René Thomas.
- Le Petit Journal, 14 juin 1959 : « Le succès de Clémence DesRochers est assuré à Paris (Edith Piaf) ».
- Le Petit Journal, 21 juin 1959 : « Edith Piaf nous enlève Claude Léveillée ! ».
- Le Droit, 22 janvier 1960 : « Les Bozos à Music-Hall ».
- CTV News Montréal, 2025 : « Mural displaying handprints of artists who performed at Chez Bozo has been found ».
- La Presse, 17 décembre 2025 : « Le trésor des Bozos retrouvé après 65 ans ».
- Corpus iconographique : annonces et articles numérisés (Le Devoir, La Presse, 1959–1960), Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).
- GIRARD, Mario. Clémence : encore une fois. Montréal, La Presse, 2023. 312 p.
- TÉZINE, Anne-Marie. « Du Québec à la France : Georges Dor, Jacques Canetti et le défi d'une carrière à Paris ». Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France, vol. 93 (2002), p. 59-77.
- TROTTIER, Danick. « L'évocation mémorielle des boîtes à chansons au Québec : quand le canon se fait complice de la nostalgie ». La revue des musiques populaires, vol. 11, no 1 (2014), p. 99-113.



